Leonardo o dell'arte/Introduzione
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INTRODUZIONE
- Cher Monsieur,
Sous le nom et l’invocation de Léonard de Vinci, vous placez vers le commencement de votre carrière, un souci et une méditation d’esthétique pure. C’est par quoi finissent (et même périssent) bien des philosophes. Rien de plus noble et de plus hardi.
Vous avez examiné avec une précision et une subtilité remarquables quelques points des plus délicats de ces éternelles recherches qui ont pour objet de rendre le Beau presque intelligible et de nous donner des raison d’en être supérieurement émus.
Mais c’est aller un peu plus avant dans l’imprudence que de me demander d’introduire votre ouvrage auprès du public.
Ce n’est pas que je n’aie par occasion rencontré sur les chemins les plus divers des problèmes de cette espèce, et ne les aie réfléchis assez longuement dans mon esprit: c’est que mes réflexions s’y sont renvoyées l’une à l'autre, et mes lumières égarées entre des miroirs parallèles. Entre la nature et les œuvres, entre la volupté de voir et la volupté de pouvoir, les échanges sont infinis. L’analyse s’y perd assez vite. L’intelligence, qui s’applique et se reprend sans cesse à réorganiser ce qui existe et à ordonner les symboles de toutes choses autour de son foyer inconnu, s’y épuise, et se désespère dans ce domaine où les réponses précèdent les question, où le caprice engendre des lois, où il arrive que l’on peut prendre le symbole pour la chose et la chose pour le symbole, et jouer de cette liberté pour atteindre une sorte inexplicable de rigueur.
Vous souhaitez cependant que tout incercertain je prépare les esprits à votre dialectique. Je ne puis leur offrir qu’une idée que je me fais confusément des spéculations sur le Beau.
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Il faut avouer que l’Esthétique est une grande et même une irrésistible tentation. Presque tous les êtres qui sentent vivement les arts font un peu plus que de les sentir; ils ne peuvent échapper au besoin d'approfondir leur jouissance.
Comment souffrir d’être séduits mystérieusement par certains aspects du monde ou par telles œuvres de l’homme, et de ne point nous expliquer ce délice ou fortuit ou élaboré, et qui semble d’une part indépendant de l’intelligence, — dont toutefois il est peut-être le principe et le guide caché, — comme il paraît d’autre part bien distinct de nos affections ordinaires, — dont il résume et divinise pourtant la variété et la profondeur?
Les philosophes ne pouvaient manquer de s’inquiéter de cette espèce singulière d’émotions. Ils avaient d’ailleurs une raison moins naïve et plus méthodique d’y appliquer leurs attentions, d’en rechercher les causes, le mécanisme, la signification et l’essence.
La vaste entreprise de la philosophie, considérée au cœur même du philosophe, consiste après tout dans un essai de transmutation de tout ce que nous savons en ce que nous voudrions savoir, et cette opération exige d’être effectuée, ou du moins présentée, ou du moins présentable, dans un certain ordre.
L’ordre de leurs questions caractérise les philosophies, car dans une tête philosophique, il n’y a point, et il ne peut y avoir, de questions entièrement indépendantes et substantiellement isolées. On y trouve, au contraire, comme une basse continue, le sentiment, le son fondamental d’une dépendance latente, quoique plus ou moins prochaine, entre toutes les pensées qu’elle contient ou pourrait jamais contenir. La conscience de cette liaison profonde suggère et impose l’ordre, et l’ordre des questions conduit nécessairement à une question mère, qui est celle de la connaissance.
Or, une fois que le philosophe a posé ou fondé, justifié ou déprécié la connaissance, — soit qu’il l’ait exaltée et développée ultra vires par de puissantes combinaisons logiques et intuitives, soit qu’il l’ait mesurée et comme réduite à elle-même par la critique, — il se voit invariablement entraîné à expliquer, c’est-à-dire à exprimer dans son système, qui est son ordre personnel de compréhension, — l’activité humaine en général, dont la connaissance intellectuelle n’est en somme qu’une des modalités, quoiqu’elle en représente l’ensemble.
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C’est ici un point critique de toute philosophie.
Une pensée qui vient d’être si pure et si centrale, qui poursuit en réalité (quels qu’en soient le contenu et les conclusions) l’idéal d’une distribution uniforme des concepts autour d’une certaine attitude ou attention caractéristique et singulière du pensant, doit à présent s’essayer à retrouver la diversité, l’irrégularité, l’imprévu des autres pensées, et son ordre ordonner leur désordre apparent.
Il lui faut reconstituer la pluralité et l’autonomie des esprits comme conséquence de son unité et de sa souveraineté propres. Elle doit légitimer l'existence de ce qu’elle a convaincu d’erreur et ruiné comme tel, reconnaître la vitalité de l’absurde, la fécondité du contradictoire, et parfois même se sentir ellemême, tout animée qu’elle était de l’universalité dont elle croyait procéder, restreindre à l’état de production particulière ou de tendance individuelle d’une certaine personne. Et c’est le commencement d’une sagesse en même temps que le crépuscule d’une philosophie.
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En vérité, l’existence des autres est toujours inquiétante pour le splendide égotisme d’un penseur. Il ne peut cependant qu’il ne se heurte à la grande énigme que lui propose l’arbitraire d’autrui. Le sentiment, la pensée, l’acte d’autrui presque toujours nous apparaissent arbitraires. Toute la préférence que nous donnons aux nôtres, nous la fortifions par une nécessité dont nous croyons d’être l’agent. Mais enfin l’autre existe, et l’énigme nous presse. Elle nous exerce sous deux formes: l’une qui consiste dans la différence des conduites et des caractères, dans la diversité des effets pratiques des circonstances et de tout ce qui touche la conservation du corps et de ses bien; l'autre, qui se manifeste par la variété des goûts, des expressions et des créations de la sensibilité.
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Notre Philosophe ne peut se résoudre à ne pas absorber dans sa lumière propre toutes ces réalités qu’il voudrait bien assimiler à la sienne ou réduire en possibilités qui lui appartinssent. Il veut comprendre; il veut les comprendre dans toute la force du mot. Il va donc méditer de se construire une science des valeurs d’action et une science des valeurs de l’expression ou de la création des émotions, — une ETHIQUE et une ESTHETIQUE, — comme si le Palais de sa Pensé lui dût paraître imparfait sans ces deux ailes symétriques dans lesquelles son Moi tout puissant et abstrait pût tenir la passion, l’action, l’émotion et l’invention captives.
Tout philosophe, quand il en a fini avec Dieu, avec Soi, avec le Temps, l’Espace, la Matière, les Catégories et les Essences, se retourne vers les hommes et leurs œuvres.
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Comme donc il avait inventé le Vrai, le Philosophe inventa le Bien et le Beau; et comme il axmit inventé des règles d’accord de la pensée isolée avec elle-même, pareillement il s’occupa de prescrire des règles de conformité de l’action et de l’expression à des préceptes et à des modèles soustraits aux caprices et aux doutes de chacun par la considération d’un Principe unique et universel, qu’il faut donc, avant toute chose, et indépendamment de toute expérience particulière, définir ou désigner.
Il y a peu d’événements plus remarquables dans l’histoire de l’esprit que cette introduction des Idéaux, où l’on peut voir un fait européen par excellence. Leur affaiblissement dans les esprits coïncide avec celui des vertus typiques de l’Europe.
Cependant, de même que nous sommes encore assez attachés à l'idée d’une science pure, développée en toute rigueur à partir d’évidences locales dont les propriétés pourraient s’étendre indéfiniment d’identité en identité, — ainsi sommes-nous encore à demi convaincus de l’existence d’une Morale et de celle d’une Beauté indépendantes des temps, des lieux, des races et des personnes.
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Chaque jour toutefois accuse un peu plus la ruine de cette noble architecture. On assiste à ce phénomène extraordinaire: le développement même des sciences tend à diminuer la notion du Savoir. Je veux dire que cette partie de la science qui paraissait inébranlable et qui lui était commune avec la philosophie (c’est-à-dire avec la foi dans l’intelligible et la croyance à la valeur propre des acquisitions de l’esprit), le cède peu à peu à un mode nouveau de concevoir ou d’évaluer le rôle de la connaissance. L’effort de l’intellect ne peut être regardé comme convergent vers une limite spirituelle, vers le Vrai. Il suffit de s’interroger pour sentir en soi-même cette conviction moderne: que tout savoir auquel ne correspond aucun pouvoir effectif n’a qu’une importance conventionnelle ou arbitraire. Tout savoir ne vaut que pour être la description ou la recette d’un pouvoir vérifiable. Dès lors toute métaphysique et même une théorie de la connaissance, quelles qu’elles soient, se trouvent brutalement séparées et éloignées de ce qui est tenu, plus ou moins consciemment, par tous, pour seul savoir réel, — exigible en or.
Du même coup, éthique et esthétique se décomposent d’elles-mêmes en problèmes de législation, de statistique, d’histoire ou de physiologie... et en illusions perdues.
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A quelle occasion, d’ailleurs, former, préciser le dessein de «faire une Esthétique»? — Une science du Beau?... Mais les modernes usent-ils encore de ce nom? Il me semble qu’ils ne le prononcent plus qu’à la légère? Ou bien... c’est qu’ils songent au passé. La Beauté est une sorte de morte. La nouveauté, l’intensité, l’étrangeté, en un mot, toutes les valeurs de choc l’ont supplantée. L’excitation toute brute est la maîtresse souveraine des âmes récentes; et les œuvres ont pour fonction actuelle de nous arracher à l’état contemplatif, au bonheur stationnaire dont l’image était jadis intimement unie à l’idée générale du Beau. Elles sont de plus en plus pénétrées par les modes les plus instables et les plus immédiats de la vie psychique et sensitive. L’inconscient, l’irrationnel, l’instantané, qui sont, — et leurs noms le proclament, — des privations ou des négations des formes volontaires et soutenues de l’action mentale, se sont substitués aux modèles attendus par l’esprit. On ne voit guère plus de produits du désir de «perfection». — Observons au passage que ce désir suranné devait s’évanouir devant l’idée fixe et la soif insatiable de l’originalité. L’ambition de parfaire se confond avec le projet de rendre un ouvrage indépendant de toute époque; mais le souci d’être neuf veut en faire un événement remarquable par son contraste avec l’instant même. La première admet, et même exige l’hérédité, l’imitation ou la tradition, qui lui sont des degrés dans son ascension vers l’objet absolu qu’elle songe d’atteindre. Le second les repousse et les implique plus rigoureusement encore, — car son essence est de différer.
De notre temps, une «définition du Beau» ne peut donc être considérée que comme un document historique ou philologique. Pris dans l’antique plénitude de son sens, ce mot illustre va joindre dans les tiroirs des numismates du langage bien d’autres monnaies verbales qui n’ont plus cours.
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Cependant certains problèmes subsistent, et certains peuvent se proposer, qui ne se laissent ranger sous aucune des disciplines scientifiques bien définies, qui ne relèvent d’aucune technique particulière, et qui semblent d’autre part avoir été ignorés ou négligés par les philosophes, tandis qu’ils reviennent ou redeviennent toujours, quoique vaguement ou bizarrement énoncés, dans les incertitudes des artistes.
Songez, par exemple, aux problèmes généraux de la composition (c’est-à-dire des relations de divers ordres entre le tout et les parties); à ceux qui résultent de la pluralité des fonctions de chaque élément d’une œuvre; à ceux de l’ornement qui touchent à la fois à la géométrie, à la physique, à la morphologie et ne se fixent nulle part, mais qui laissent entrevoir je ne sais quelle parenté entre les formes d’équilibre des corps, les figures harmoniques, les décors des êtres vivants, et les productions à demi conscientes ou toutes conscientes de l’activité humaine quand elle se dépense à recouvrir systématiquement un espace ou un temps libre, comme obéissant à une sorte d’horreur du vide...
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Les questions de cet ordre ne s’imposent pas à la pensée pure. Elles prennent leur naissance et leur force d’un instinct de créer, quand celui-ci se développant au delà de l’exécution instantanée, attend de solutions cherchées dans une méditation d’apparence spéculative, et de figure philosophique, — quelque décision par laquelle seront fixées la forme et la structure d’une création concrète. Il arrive à l’artiste de vouloir remonter (en suivant quelque temps le chemin d’un philosophe) à des principes qui puissent justifier et édifier ses intentions, leur communiquer une autorité plus qu’individuelle; mais ce n’est là qu’une philosophie intéressée qui vise au travers de ses pensées des conséquences particulières pour une œuvre. Tandis que pour le philosophe véritable, ce qui est est la limite à rejoindre et l’objet à retrouver à l’extrême des excursions et opérations de son esprit, l’artiste se propage dans le possible et se fait agent de ce qui sera.
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Ce qui sépare le plus manifestement l’esthétique philosophique de la réflexion de l’artiste, c’est qu’elle procède d’une pensée qui se croit étrangère aux arts et qui se sent d’une autre essence qu’une pensée de poète ou de musicien, — en quoi je dirai tout à l’heure qu’elle se méconnaît. Les œuvres des arts lui sont des accidents, des cas particuliers, des effets d’une sensibilité active et industrieuse qui tend aveuglément vers un principe dont elle, Philosophie, doit posséder la vision ou la notion immédiate et pure. Cette activité ne lui semble pas nécessaire, puisque son objet suprême doit appartenir immédiatement à la pensée philosophique, lui être directement accessible par une attention appliquée à la connaissance de la connaissance, ou à un système du monde sensible et du monde intelligible conjugués. Le philosophe n’en ressent pas la nécessité particulière; il se figure mal l'importance des modes matériels, des moyens et des valeurs d’exécution, car il tend invinciblement à les distinguer de l’idée. Il lui répugne de penser à un échange intime, perpétuel, égalitaire, entre ce qu’on veut et ce qu’on peut, entre ce qu’il juge accident et ce qu’il juge substance, entre la «forme» et le «fond», entre la conscience et l’automatisme, entre la circonstance et le dessein, entre la «matière» et «l’esprit». Or c’est précisément la grande habitude, la liberté acquise de ces échanges, l’existence dans l’artiste d’une sorte de commune mesure cachée entre des éléments d’une extrême différence de nature, c’est la collaboration inévitable et indivisible, la coordination à chaque instant et dans chacun de ses actes, de l’arbitraire et du nécessaire, de l’attendu et de l’inattendu, de son corps, de ses matériaux, de ses volontés, de ses absences même — qui permettent enfin d’adjoindre à la nature considérée comme source pratiquement infinie de sujets, de modèles, de moyens et des prétextes, quelque objet qui ne peut se simplifier et se réduire à une pensée simple et absstraite, car il tient son origine et son effet d’un système inextricable de conditions indépendantes. On ne peut pas résumer un poème comme on résume... un «univers». En d’autrès termes, toute philosophie implique parmi ses postulats un principe de représentation conforme qui assure les relations réciproques entre des états de la conscience supposés correspondants, les uns étant des réductions dès autres, qui puissent servir aux arrangements et aux opérations du pensant. Résumer une thèse, c’est en retenir l’essentiel. Résumer (ou remplacer par un schéma) une œuwe d’art, c’est en perdre l’essentiel. On voit combien cette circonstance (si on en comprend la portée) rend illusoire l’analyse de l’esthéticien.
On ne peut en effet extraire d’un objet ou d’un dispositif naturel ou artificiel certains caractères esthétiques que l’on retrouverait ailleurs pour s’élever ensuite à une formule générale des belles choses. Ce n’est pas que cette méthode n’ait été souvent employée; c’est qu’on ne s’avise pas que la recherche même ne s’applique que sur un «déjà trouvé»; que d’ailleurs la chose considérée ne supporte pas d’être réduite à quelques-uns de ses traits sans perdre sa vertu émotive intrinsèque.
Ce que je dis ici ne doit pas s’entendre des études techniques lesquelles ne concernent que les moyens, les solutions particulières, ont pour objet plus ou moins direct la production ou la classification des œuvres, mais ne visent point à rejoindre le Beau par un chemin qui n’est pas situé dans son propre domaine.
Peut-être que l’on ne conçoit bien que ce que l’on eût inventé. Pascal nous apprend qu’il n’eût pas inventé la peinture. Il ne voyait pas la nécessité de doubler les objets les plus insignifiants par leurs images laborieusement obtenues. Que de fois cependant ce grand artiste de la parole s’était-it appliqué à dessiner, à faire le portrait parlé de ses pensées..... Il est vrai qu’il semble avoir fini par envelopper toutes les volontés moins une dans le même rebut, et tout considérer, hors la mort, comme chose peinte.
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Qu’a donc fait Emmanuel Kant quand il a fondé son Ethique et son Esthétique sur un mythe d’universalité, sur la présence d’un sentiment d’univers infaillible et unanime, en puissance dans l’âme de tout homme venant en ce monde? Et qu’ont fait tous les Philosophes du Bien et du Beau? — Mais ce sont des créateurs qui s’ignorent, et qui croient qu’ils ne font que substituer une idée plus exacte ou plus complète du réel à une idée grossière ou superficielle, quand ils inventent; et l’un par subtile division, l’autre par instinct de symétrie, l’un et l’autre par profond désir d’un certain état, par profond amour de ce qui peut être, que font-ils que créer, quand ils ajoutent des problèmes aux problèmes, des entités aux êtres, des symboles nouveaux, des formes et des formules de développement au trésor des jeux de l’esprit et de ses constructions arbitraires?
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Le Philosophe s’était mis en campagne pour absorber l’artiste, pour «expliquer» ce que sent, ce que fait l’artiste; mais c’est le contraire qui se produit et qui se découvre. Loin que la philosophie enveloppe et assimile sous l’espèce de la notion du Beau tout le domaine de la sensibilité créatrice et se rende mère et maîtresse de l’esthétique, il arrive qu’elle en procède, qu’elle ne trouve plus sa justification, l’apaisement de sa conscience et sa véritable «profondeur» que dans sa puissance constructive et dans sa liberté de poésie abstraite. Seule, une interprétation esthétique peut soustraire à la ruine de leurs postulats plus ou moins cachés, aux effets destructeurs de l’analyse du langage et de l’esprit, les vénérables monuments de la métaphysique.
Peut-être paraîtra-t-il d’abord bien difficile de penser en tant qu’artistes, certains problèmes qu’on avait jusqu’ici pensés en tant que chercheurs de vérités, de changer en beaux mensonges, — en fictions-en-soi, ces productions de la sincérité la plus intime?... Quel état, dira-t-on, et quel état! Il faut se rassurer, philosophes, contre ce changement qui n’est après tout que dans la coutume. Je n’y verrais qu’une réforme exigée par la suite des choses, et dont je trouve une sorte de figure dans l’histoire ancienne des arts plastiques. Il fut un temps que le simulacre d’un homme ou d’un animal, quoiqu’on l’eût vu sortir des mains da l’ouvrier, était considéré non seulement à l’égal des vivants, tout immobile et brut qu’il était, mais comme doué de puissances surnaturelles. On se faisait des dieux de pierre et de bois qui ne ressemblaient même pas à des hommes; on nourrissait, on vénérait ces images qui n’étaient images que de fort loin; et voici le fait remarquable, c’est que plus informes elles étaient, plus furentelles adorées, — ce qui s’observe aussi dans le commerce des enfants avec leurs poupées et des amants avec leurs aimées, et qui est un trait profondément significatif. (Peut-être croyons-nous recevoir d’un objet d’autant plus de vie que nous sommes plus obligés de lui en donner). Mais cette vie communiquée s’affaiblissant peu à peu et peu à peu se refusant à des images si grossières, l’idole se fit belle. La critique l’y contraignant, elle perdit ses pouvoir réel sur les regards. La statuaire devint libre et devint soi.
Pourrais-je sans choquer, sans irriter cruellement le sentiment philosophique, comparer ces vérités tant adorées, ces principes, ces Idées, cet Etre, ces Essences, ces Catégories, ces Noumènes, cet Univers, tout ce peuple de notions qui parurent successivement nécessaires, aux idoles dont je parlais? — Que l’on se demande à présent quelle philosophie serait à la philosophie traditionnelle ce qu’est une statue du Cinquième Siècle aux divinités sans visage des siècles très anciens.
Je pense quelquefois que des compositions d’idées et des constructions abstraites sans illusions, sans recours à la faculté d’hypostase, devenant peu à peu possibles et admises, il arrivera peut-être que ce genre de philosophie déliée se montre plus fécond et plus vrai que celui qui s’attachait à la croyance primitive dans les explications, plus humain et plus séduisant que celui que commande une attitude critique rigoureuse. Peut-être permettra-t-il de reprendre dans un nouvel esprit, avec des ambitions toutes différentes, le travail supérieur que la métaphysique avait entrepris en le dirigeant vers des fins que la critique a fort affaiblies. La mathématique depuis très longtemps s’est rendue indépendante de toute fin étrangère au concept d’elle-même qu’elle s’est trouvé par le développement pur de sa technique, et par la conscience qu’elle a prise de la valeur propre de ce développement; et tout le monde sait combien cette liberté de son art qui semblait devoir la conduire fort loin du réel, dans un monde de jeux, de difficultés et d’élégances inutiles, l’a merveilleusement assouplie et armée pour seconder le physicien.
Un art des idées, un art de l’ordre des idées, est-ce là une conception toute vaine? Je trouve permis de penser que toute architecture n’est pas concrète, toute musique n’est pas sonore. Il y a un certain sentiment des idées, de leurs analogies, qui me semble pouvoir agir et se cultiver comme le sentiment du son ou de la couleur; même, j’inclinerais assez, si j’avais à proposer une définition du philosophe, à la fonder sur la prédominance dans son être de ce mode de sensibilité.
Je crois que l’on naît philosophe, comme l’on naît sculpteur ou musicien; et que ce don de la naissance, s’il prit jusqu’ici pour prétexte et pour thème la poursuite d’une certaine vérité ou réalité, peut à présent se fier à soimême et ne plus tant poursuivre que créer. Le philosophe userait avec liberté des forces qu’il a acquises dans la contrainte; et c’est d’une infinité de manières, sous une infinité de formes, qu’il dépenserait la vigueur et la faculté qui lui sont propres — de donner’vie et mouvement aux choses abstraites.
Voilà qui permettrait de sauver les Noumènes par le seul goût de leurs harmonies intrinsèques.
Je dis enfin qu’il existe une démonstration excellente de ce que je viens de proposer en forme de doute. Ce n’était qu’une possibilité, mais voici qu’il suffit de considérer le sort des grands systèmes pour la trouver déjà réalisée. De quel œil lisons-nous les philosophes, et qui les consulte avec l’espoir véritable d’y trouver autre chose qu’une jouissance ou qu’ un exercice de son esprit? Quand nous nous mettons à les lire, n’est-ce pas avec le sentiment que nous nous soumettons pour quelque durée aux règles d’un beau jeu? — Qu’en serait-il, de ces chefs-d’œuvre d’une discipline invérifiable, sans cette convention, que nous acceptons pour l’amour d’un plaisir sévère? Si l’on réfute un Platon, un Spinoza, ne reste-t-il donc rien de leurs étonnantes constructions? Il n’en reste absolument rien, s’il n’en reste des œuvres d’art.
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Cependant, à l’écart de la philosophie, et sur certains points stratégiques du domaine de la volonté d’intelligence, ont paru quelques existences singulières dont on sait que leur pensée abstraite, quoique très exercée et capable de toutes subtilités et profondeurs, ne perdait jamais le souci de créations figurées, d’applications et de preuves sensibles de sa puissance attentive. Ils semblent avoir possédé je ne sais quelle science intime des échanges continuels entre l’arbitraire et le nécessaire.
Léonard de Vinci est le type suprême de ces individus supérieurs.
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Quoi de plus remarquable que l’absence de son nom sur la table des philosophes reconnus et groupés comme tels par la tradition?
Sans doute, le manque de textes achevés et formellement philosophiques est-il une sorte de raison de cette exclusion. Davantage, la quantité de notes laissées par Léonard se présente comme un ensemble simultané devant lequel nous demeurons dans l’incertitude quant à l’ordre des questions dans son esprit. On peut hésiter sur la subordination de ses curiosités et de ses intentions, comme il semble lui-même avoir dispensé son ardeur aux sujets les plus variés, selon l’humeur du jour et les circonstances; jusqu’à donner l’impression, que je ne hais pas, d’une sorte de condottière au service de toutes les Muses tour à tour.
Mais, comme on l’a dit plus haut, l’existence visible d’un certain ordre des idées est caractéristique du philosophe qualifié, admis à figurer ès qualités dans l’Histoire de la Philosophie (histoire qui ne peut être faite que moyennant quelques conventions, dont la principale est une définition nécessairement arbitraire du philosophe et de la philosophie).
Léonard serait donc exclu, faute d’une construction explicite de ses pensées, et, — ne craignons pas de le dire, — d’un exposé facile à résumer qui permette de classer et de comparer à d’autres systèmes l’essentiel de ses conceptions, problème par problème.
Mais encore, j’irai plus loin et me plairai à le séparer des philosophes par des raisons plus substantielles et des traits plus sensibles que ces conditions purement négatives. Voyons, — imaginons, — ce en quoi son acte intellectuel diffère bien nettement du leur, quoiqu’ il y ressemble fort, par instants.
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Le philosophe, aux yeux de qui l’observe, a pour fin très simple: l’expression par le discours des résultats de sa méditation. Il tâche à constituer un savoir entièrement exprimable et transmissible par le langage.
Mais Léonard, le langage ne lui est pas tout. Le savoir n’est pas tout pour lui; peut-être ne lui est-il qu’un moyen. Léonard dessine, calcule, bâtit, décore, use de tous les modes matériels qui subissent et qui éprouvent les idées, et qui leur offrent des occasions de rebondissements imprévus contre les choses, comme ils leur opposent des résistances étrangères et les conditions d’un autre monde qu’aucune prévision, aucune connaissance préalable ne permettent d’envelopper d’avance dans une élaboration purement mentale. Savoir ne suffit point à cette nature nombreuse et volontaire; c’est le pouvoir qui lui importe. Il ne distingue pas volontiers la théorie de la pratique; la spéculation, de l’accroissement de puissance extérieure; ni le vrai du vérifiable, ni de cette variation du vérifiable que sont les constructions d’ouvrages et de machines.
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Par là, cet homme est un ancêtre authentique et immédiat de la science toute moderne. Qui ne voit que celle-ci tend toujours plus à se confondre avec l’acquisition et la possession de pouvoirs? — J’oserai donc la définir ainsi, — car cette définition est en nous, quoi que nous en ayons. Je dis: que la Science est l’ensemble des recettes et procédés qui réusissent toujours, et qu’elle va se rapprochant progressivement d’une table de correspondances entre nos actes et des phénomènes, table de plus en plus nette et riche de telles correspondances notées dans les systèmes de notations les plus précis et les plus économiques.
L’infaillibilité dans la prévision est, en effet, le seul caractère auquel le moderne reconnaisse une valeur non conventionnelle. Il est tenté de dire: tout le reste est Littérature, et il place dans ce reste toutes les explications et toutes les «théories». Ce n’est pas qu il méconnaisse leur utilité, leur nécessité même; c’est qu’il a appris à les considérer comme des moyens et des instruments; manoeuvres intermédiaires, formes de tâtonnement, modes provisoires qui préparent par des combinaisons de signes et d’images, par des tentatives logiques, la perception finale décisive.
Il a vu, en quelques dizaines d’années, régner successivement, et même simultanément, des thèses contradictoires également fécondes, des doctrines et des méthodes dont les principes et les exigences théoriques s’opposaient et s’annulaient, tandis que leurs résultats positifs s’ajoutaient en tant que pouvoirs acquis. Il a entendu assimiler les lois à des conventions plus ou moins commodes; il sait aussi qu’un grand nombre de ces mêmes lois ont perdu leur caractère pur et essentiel pour être ravalées au rang modeste de simples probabilités, — c’est-à-dire pour n’être valables qu’à l’échelle de nos observations. Il connaît enfin les difficultés croissantes, déjà presque insurmontables, de se représenter un «monde» que nous soupçonnons, qui s’impose à nos ésprits, mais qui, révélé par le détour d’une série de relais et de conséquences sensibles indirectes, construit par une analyse dont les résultats traduits en langage commun sont déconcertants, excluant toute image — puisqu’il doit être la substance de leur substance, — fondant en quelque sorte toutes les catégories, existe et n’existe pas. Mais tout ce savoir terriblement variable, ces hypothèses inhumaines, cette connaissance incompatible avec le connaissant n’en laissent pas moins après eux un capital toujours accru et incorruptible de faits et de modes de production de faits, c’est-à-dire de pouvoirs.
Tout le travail de l’esprit ne peut donc plus avoir pour objet une contemplation finale, dont l’idée même n’a plus de sens (ou se rapprocherait de plus en plus d’une conception théologique, exigerait un contemplateur incommensurable avec nous); mais au contraire, il apparaît à l’esprit même comme activité intermédiaire entre deux expériences ou deux états de l’expérience, dont le premier est donné; et le second prévu.
Le savoir de cette espèce ne s’écarte jamais des actes et des instruments d’exécution et de contrôle, loin desquels, d’ailleurs, il n’a point de sens, — tandis que fondé sur eux et s’y référant à chaque instant, il permet au contraire de refuser tout sens à tout autre savoir, à tout savoir qui ne procède que du discours tout seul, et qui ne se meut que vers des idées.
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Que devient donc la philosophie, assiégée, obsédée de découvertes dont l’imprévu fait naître les plus grands doutes sur les vertus et sur la valeur des idées et des déductions de l’esprit réduit à soi seul et s’attaquant au monde? Que devient’elle, quand pressée, traversée, surprise à chaque instant par la furieuse activité des sciences physiques, elle se trouve d’autre part inquiétée et menacée dans ses habitudes les plus anciennes, les plus tenaces (et peut-être les moins regrettables) par les travaux lents et minutieux des philologues et des linguistes? — Que devient: Je pense, et que devient: Je suis? Que devient, ou que redevient, ce verbe nul et mystérieux, ce verbe ETRE, qui a fait une si grande carrière dans le vide? De très subtils artistes ont tiré de ces syllabes humbles, dont l’évanouissement et l’usure de leurs premiers sens ont permis l’étrange fortune, un infini de questions et de réponses.
Si donc l’on ne tient aucun compte de nos habitudes de pensée pour se réduire à ce que montre un regard actuel sur l’état des choses de Vesprit, on observe facilement que la philosophie, définie par son œuvre qui est œuvre écrite, est objectivement un genre littéraire particulier, caractérisé par certains sujets et par la fréquence de certains termes et de certaines formes. Ce genre si particulier de travail mental et de production verbale prétend toutefois à une situation suprême par la généralité de ses visées et de ses formules; mais comme il est destitué de toute vérification extérieure, qu’il n’aboutit à l’institution d’aucun pouvoir, que cette généralité même qu’il invoque ne peut ni ne doit être considérée comme transitoire, comme moyen ni comme expression de résultats vérifiables, — il faut bien que nous le rangions non trop loin de la poésie...
Mais ces artistes dont je parlais se méconnaissent et ne veulent point l’être. Leur art, sans doute, n’est point comme l’est celui des poètes, l’art d’abuser de la résonance et des sympathies occultes des mots; il spécule sur une sorte de foi dans l’existence d’une valeur absolue et isolable de leurs sens. Qu’est-ce que la réalité? se demande le philosophe; et qu’est-ce que la liberté? Il se met dans l’état d’ignorer l’origine à la fois métaphorique, sociale, statistique de ces noms, dont le glissement vers des sens indéfinissables va lui permettre de faire produire à son esprit les combinaison les plus profondes et les plus délicates. Il ne faut pas pour lui qu’il en finisse avec sa question par la simple histoire d’un vocable à travers les âges, par le détail des méprises, des emplois figurés, des locutions singulières, grâce au nombre et aux incohérences desquels un pauvre mot devient aussi complexe et mystérieux qu’un être, irrite comme un être une curiosité presque anxieuse, se dérobe à toute analyse en termes finis, et créature fortuite de besoins simples, antique expédient de commerces vulgaires et des échanges immédiats, s’élève à la très haute destinée d’exciter toute la puissance interrogante et toutes les ressources de réponses d’un esprit merveilleusement attentif. Ce mot, ce rien, ce moyen de fortune anonymement créé, altéré par qui que ce soit, s’est changé par la méditation et la dialectique de quelquesuns, dans un instrument extraordinaire propre à tourmenter tout le groupe des groupes de la pensée, dans une sorte de clé qui peut tendre tous les ressorts d’une tête puissante, ouvrir des abîmes d’attente au désir de tout concevoir.
Or, toute l’opération d’un artiste, c’est de faire quelque chose de rien. Et qu’y a-t-il, d’ailleurs, de plus véritablement personnel, de plus significatif d’une personne et de son écart individuel que ce travail du philosophe quand il insère mille difficulté dans l’expression commune où ceux qui l’ont faite n’en soupçonnent point, quand il crée des doutes et des troubles, découvre des antinonomies, étonne les coutumes des esprits, par tout un jeu de substitutions qui déconcertent et qui s’imposent... Quoi de plus personnel sous les apparences de l’universel?
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La parole, moyen et fin du philosophe; la parole.. sa matière vile sur laquelle il souffle, et qu’il tourmente dans sa profondeur, ce n’était pour Léonard que le moindre de ses moyens. On sait que la mathématique eïlemême, qui n’est après tout qu’un discours à règles exactes, ne lui était qu’un appareil transitoire. «La mécanique, disait-il, est le paradis des sciences mathématiques.» (Pensée déjà toute cartésienne, comme cartésien était son souci constant de physique physiologique).
Il procédait par là sur la voie où nos esprits sont engagés.
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Mais il était d’un temps moins intéressé que le nôtre, ou moins accoutumé, à confondre l’utile, ou le confortable, ou l’excitant, avec ce qui provoque l’état de résonance et de réciprocité harmonique entre les sensations, les désirs, les mouvements et les pensées. Ce n’était point ce qui augmente les aises du corps, et lui épargne le temps ou la fatigue, ni ce «qui surprend et irrite seulement l’âme des sens, qui paraissait alors le plus désirable; mais bien ce qui multiplie la jouissance sensuelle par les artifices et les calculs de l’intelligence, et qui achève d’accomplir une si rare volupté par l’introduction d’une certaine «spiritualité» spécieuse et délicieuse. Entre les faunes et les anges, la Renaissance s’entendait fort bien à faire des combinaisons très humaines.
C’est par quoi j’arrive à ce que j’ai de difficile à expliquer et de plus dur à faire entendre.
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Voici donc ce qui m’apparaît en Léonard de plus merveilleux, et qui l’oppose et qui le joint aux philosophes bien plus étrangement et plus profondément que tout ce que j’ai allégué de lui et d’eux-mêmes. Léonard est peintre: je dis qu’il a la peinture pour philosophie. En vérité, c’est lui-même qui le dit; et il parle peinture comme on parle philosophie: c est dire qu’il y rapporte toute chose. Il se fait de cet art (qui paraît si particulier au regard de la pensée et si éloigné de pouvoir satisfaire toute l'intelligence) une idée excessive; il le le regarde comme une fin dernière de l’effort d’un esprit universel. Ainsi Mallarmé de nos jours a pensé singulièrement que le monde était fait pour être exprimé, que toutes choses finiraient par l’être, selon les moyens de la poésie.
Peindre, pour Léonard, est une opération qui requiert toutes les connaissances, et presque toutes les techniques. Géométrie, dynamique, géologie, physiologie. Une bataille à figurer suppose une étude des tourbillons et des poussières soulevées; or, il ne veut les représenter que les ayant observés avec des yeux dont l’attente soit savante et comme toute pénétrée de la connaissance de leurs lois. Un personnage est une synthèse de recherches qui vont de la dissection à la psychologie. Il note avec une exquise précision les attitudes des corps selon l’âge et le sexe, comme il analyse d’autre part les actes professionnels. Toutes choses pour lui sont comme égales devant sa volonté d’atteindre et de saisir les formes par leur causes. Il se meut, en quelque sorte, à partir des apparences des objets; il en réduit, ou tente d’en réduire, les caractères morphologiques à des systèmes de farces; et ces systèmes connus, — ressentis — et raisonnés, — il achève, ou plutôt renouvelle son mouvement par l’exécution du dessin ou du tableau, en quoi il recueille tout le fruit de sa fatigue. Il a recréé ainsi un aspect, ou une projection des êtres, par voie d’une analyse en profondeur de leurs propriétés de toute espèce.
— Mais que lui sert le langage en tout ceci? — Il ne lui sert que d’instrument, au même titre que les nombres. Il ne lui est qu’un auxiliaire, un accessoire de travail qui joue dans les entreprises de son désir le rôle même que des croquis en marge jouent quelquefois dans l’élaboration des expressions chez ceux qui écrivent.
Léonard trouve en somme dans l’œuvre peinte tous les problèmes que peut proposer à l’esprit le dessein d’une synthèse de la nature, — et quelques autres.✶
— Est-il donc, n’est-il pas philosophe?
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S’il n’en était que d’un doute sur le mot... Mais il s’agit de bien autre chose que du choix d’une appellation assez vague. Ce qui m’arrête sur le point où le bel attribut de philosophe hésite à se poser surun nom illustré par tant d’ouvrages non écrits, c’est que je trouve ici le problème des rapports de l’activité totale d’un esprit avec le mode d’expression qu’il adopte, c’est-à-dire: avec le genre de travaux qui lui rendra la plus intense sensation de sa force, et avec les résistances extérieures qu’il accepte.
Le cas particulier de Léonard de Vinci nous propose une de ces coïncidences remarquables qui exigent de nous un retour sur nos habitudes d’esprit et comme un réveil de notre attention au milieu des idées qui nous jurent transmises.
Il me semble que l’on peut affirmer de lui avec une assez grande assurance, que la place que tient la philosophie dans la vie d’un esprit, — - l’exigence profonde dont elle témoigne, — la curiosité généralisée qui l’accompagne, — le besoin de la quantité de faits qu’elle retient et assimile — la présence constante de la soif des causes, — c’est la permanence du souci de l’œuvre peinte qui en tient exactement lieu chez Léonard.
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Voilà qui blesse en nous de très anciennes distinctions, et qui tourmente à la fois la philosophie et la peinture telles qu’elles étaient figurées et séparées dans nos idées.
Au regard de nos habitudes, Léonard paraît une sorte de monstre, un centaure ou une chimère, à cause de l’espèce ambiguë qu’il représente à des esprits trop exercés à diviser notre nature et à considérer des philosophes sans mains et sans yeux, des artistes aux têtes si réduites qu’il n’y tient plus que des instincts...
Il faut tenter cependant de rendre concevable cette étrange substitution de la philosophie par le culte d’un art plastique. Observons tout d’abord qu’il ne peut être question de raisonner sur les états ou sur les faits les plus «intérieurs», car, dans l’intime ou dans l’instant de la vie psychique, les différences du philosophe et de l’artiste y sont nécessairement indéterminées, sinon inexistantes. Nous sommes donc obligés d’en venir à ce qui se voit, se distingue et s’oppose «objectivement», et c’est ici que nous retrouvons ce que nous avons observé tout à l’heure; le problème essentiel du rôle du langage. Si la philosophie est inséparable de l’expression par le langage, si cette expression est la fin de tout philosophe, Léonard, dont la fin est peinture, n est pas philosophe, quoiqu’il en porte la plupart des caractères. Mais nous sommes alors contraints d’accepter toutes les conséquences de ce jugement, dont il en est de rigoureuses. Je vais en donner une idée.
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Le philosophe décrit ce qu’il a pensé. Un système de philosophie se résume dans une classification de mots, ou une table de définitions. La logique n’est que la permanence des propriétés de cette table et la manière de s’en servir. Voilà à quoi nous sommes accoutumés, et par quoi nous ne pouvons que nous ne fassions au langage articulé une place toute spéciale et toute centrale dans le régime de nos esprits. Il est bien sûr que cette place est due, et que ce langage, quoique fait de conventions innombrables, est presque nous-mêmes. Nous ne pouvons presque pas «penser» sans lui, et ne pouvons sans lui diriger, conserver, ressaisir notre pensée, — et surtout... la prévoir, en quelque mesure.
Mais regardons d’un peu plus près; considérons en nous. A peine notre pensée tend à s’approfondir, — c’est-à-dire à s’approcher de son objet, essayant d’opérer sur les choses mêmes (pour autant que son acte se fait choses) et non plus sur les signes quelconques qui excitent les idées superficielles des choses, — à peine vivons-nous cette pensée, nous la sentons se séparer de tout langage conventionnel. Si intimement soit-il tramé dans notre présence, et si dense soit la distribution de ses «chances»; si sensible soit en nous cette organisation acquise, et si prompte soit-elle à intervenir, — nous pouvons par effort, par une sorte de grossissement, ou par una manière de pression de durée, le diviser de notre vie mentale instante. Nous sentons que les mots nous manquent, et nous connaissons qu’il rip a point de raison qu’il s’en trouve qui nous répondent, — c’est-à-dire... qui nous remplacent, — car la puissance des mots (d’où ils tirent leur utilité) est de nous faire repasser «au voisinage» d’états déjà éprouvés, de régulariser, ou d’instituer, la répétition, — et voici que nous épousons maintenant cette vie mentale qui ne se répète jamais. C’est peutêtre cela même qui est «penser profondément» — ce qui ne veut pas dire: penser plus utilement, plus exactement, plus complètement que de coutume; ce n’est que penser loin, penser le plus loin possible de l’automatisme verbal. Nous éprouvons alors que le vocabulaire et la grammaire sont des dons étrangers: res inter alios actas. Nous percevions directement que le langage, pour organique et indispensable qu’il soit, ne peut rien achever dans le monde de la pensée, où rien ne fixe sa nature transitive. Notre attention le distingue de nous. Notre rigueur comme notre ferveur nous opposent à lui.
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Les philosophes toutefois se sont essayés à rapporter leur langage à leur vie profonde, — à le reclasser, à le compléter quelque peu selon les besoins de leur expérience solitaire, pour en faire un moyen plus subtil, plus certain de connaître et de reconnaître leur connaissance. On pourrait se représenter la philosophie comme Vattitude, Vattente, la contrainte moyennant lesquelles quelqu’un, parfois, pense sa vie ou vit sa pensée, dans une sorte d’équivalence, ou d’état réversible, entre l’être et le connaître, — essayant de suspendre toute expression conventionnelle pendant qu’il pressent que s’ordonne et va s’éclairer une combinaison, beaucoup plus précieuse que les autres, du réel qu’il se Sent offrir et de celui qu’il peut recevoir.
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Mais la nature du langage est toute contraire à l’heureux succès de ce grand effort à quoi tous les philosophes se sont essayés. Les plus puissants se sont consumés dans la tentative de faire parler leur pensée. C’est en vain qu’ils ont créé ou tranfiguré certains mots; ils ne sont point parvenus à nous transmettre leurs états. Qu’il s’agisse des Idées, de la Dunamis, de l’Etre, du Noumène, du Cogito ou du Moi, ce sont des chiffres, uniquement déterminés par un contexte, et c’est donc enfin par une sorte de création personnelle que leur lecteur, — comme il arrive du lecteur de poètes, — donne force de vie à des œuvres où le discours ordinaire est ployé à exprimer des choses que les hommes ne peuvent échanger entre eux, et qui n’existent pas dans le milieu où sonne la parole.
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On voit que de fonder toute philosophie sur l’expression verbale et de lui refuser en même temps les libertés, et même... les gènes qui conviennent aux arts, on risque de la réduire aux divers modes de faire oraison de quelques solitaires admirables. D’ailleurs, on n’a jamais constaté, et on ne peut même imaginer, deux philosophes compatibles l’un avec l’autre; ni une doctrine dont l’interprétation soit unique et constante.
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Il y a autre chose encore à observer sur la relation de l’activité philosophique et de la parole: ce n’est qu’un fait que je relève.
Regardons simplement autour de nous où nous voyons de jour en jour l’importance du langàge décroître en tous les domaines dans lesquels nous voyons aussi un accroissement de précision se prononcer. Sans doute, le langage commun servira-t-il toujours d’instrument initial et général de la vie de relation exterieure et intérieure; il enseignera toujours les autres langages consciemment créés; il ajustera aux esprits non encore spécialisés ces mécanismes puissants et nets. Mais il prend peu à peu par contraste le caractère d’un moyen de première et grossière approximation. Son rôle s’amincit devant le développement de systèmes de notations plus purs et plus adaptés chacun à un usage. Mais encore, à chaque degré de ce resserrement, correspond une restriction de l’antique horizon de la philosophie... Tout ce qui se précise dans un monde où tout tend à se préciser échappe à ses moyens primitifs d’expression.
Il arrive, aujourd’hui, que dans certains cas très remarquables, toute expression par des signes discrets arbitrairement institués, soit remplacée par des traces des choses mêmes, ou par des transpositions ou inscriptions qui dérivent d’elles directement. La grande invention de rendre les lois sensibles à l’œil et comme lisibles à vue, s’est incorporée à la connaissance, et double en quelque sorte le monde de l’expérience d’un monde visible de courbes, de surfaces, de diagrammes qui transposent les propriétés en figures, dont en suivant de l’oeil les inflexions, nous éprouvons, par la conscience de ce mouvement, le sentiment des vicissitudes d’une grandeur. Le graphique est capable du continu dont la parole est incapable; il l’emporte sur elle en évidence et en précision. C’est elle, sans doute, qui lui commande d’exister, qui lui donne un sens, qui l’interprète; mais ce n’est plus par elle que l’acte de possession mentale est consommé. On voit ce constituer peu à peu une sorte d’idéographie des relations figurées entre qualités et quantités, langage qui a pour grammaire un ensemble de conventions préliminaires, (échelles, axes, reseaux, etc.), pour logique, la dépendance des figures, ou des portions de figures, leurs propriétés de situation, etc.
Un ordre tout différent de représentation (quoique lié à celui-ci par certaines analogies) nous est offert par l’art musical. On sait comme les ressources de «l’univers des sons» sont profondes, et quelle présence de toute la vie affective, quelles intuitions des dédales, des croisements et des superpositions du souvenir, du doute, des impulsions; quelle forces, quelles vies et quelles morts fictives nous sont communiquées, imposées par les artifices du compositeur. Parfois, le dessin et la modulation sont si conformes aux lois intimes de nos changements d’état qu’ils font songer d’en être des formules auditives exactes, et qui pourraient servir de modèles pour une étude objective des phénomènes subjectifs les plus subtils. Aucune description verbale ne peut approcher dans ce genre de recherches des images produites à l’ouïe, — car elles sont des transformations et des restitutions des faits vitaux eux-mêmes qu’elles transmettent, — quoiqu’elles se donnent — puisqu’il s’agit d’un art — pour des créations arbitraires de quelqu’un.
On voit par ces exemples comme des figures et des enchaînements de sensations auditives peuvent se raccorder aux modes supposés les plus «profonds» — c’est-à-dire: les plus éloignés du langage — de la pensée philosophique. On voit comment ce qu’elle peut contenir ou percevoir de plus précieux, et qu’elle ne peut communiquer que si imparfaitement, est sinon transmis, du moins suggéré, par des voies qui ne sont pas du tout ses voies traditionnelles.
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Cependant la philosophie a constamment cherché, et cherchera toujours de plus en plus, à s’assurer contre le danger de paraître poursuivre un but purement verbal. La «conscience de soi», qui est (sous divers noms) son mopen principal d’existence (comme elle lui est aussi une occasion toujours prochaine de scepticisme et de perdition), lui remontre, d’une part, sa vigueur et sa nécessité intérieures, et d’autre part, toute la faiblesse que lui inflige sa dépendance du langage. C’est pourquoi presque tous les philosophes se trouvent conduits, chacun selon sa nature, à distinguer leur pensée de toutes conventions; et les uns, particulièrement sensibles aux productions et aux transformations continuelles de leur monde intérieur, regardent en deçà du langage, où ils observent cette forme intime naissante qui peut se qualifier «d’intuition», car notre spontanéité apparente ou réelle comprend, parmi ses apports, des lumières immédiates, des solutions instantanées, des impulsions et des décisions inattendues. Les autres, moins enclins à se représenter le changement qu’attentifs, au contraire, à ce qui se conserve, entendent raffermir dans le langage même les positions de leur pensée. Ils placent leur confiance dans les lois formelles; il y découvrent la structure propre de l’intelligible, auquel ils estiment que tout langage emprunte sa discontinuité et le type de ses propositions.
Les premiers, le développement de leur tendance les conduirait aisément, selon quelque pente insensible, vers l’art du temps et de l’ouïe: ce sont des philosophes musiciens. Les seconds, qui supposent au langage une armature de raison et une sorte de plan bien défini, qui en contemplent, dirait-on, toutes les implications comme simultanées, et qui tentent de reconstruire en sous-œuvre, ou de parfaire comme œuvre de quelqu’un, cet ouvrage de tout le monde et de personne, — sont assez comparables à des architectes...
Je ne vois pas pourquoi les uns et les autres n’adopteraient pas notre Léonard auquel la peinture tenait lieu de philosophie?
PAUL VALÉRY.