Rivista di Scienza - Vol. II/La théorie électromagnetique de l'Univers
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LA THÉORIE ÉLECTROMAGNÉTIQUE
DE L’UNIVERS.
I.
C’est un fait connu que les électriciens sont des gens ambitieux. Après des débuts modestes dans la science, puis dans l’industrie, ils ont peu à peu élargi leur cercle, et aujourd’hui on les rencontre partout. Personne ne s’en plaint, car, pour réussir, ils ont choisi le moyen le plus honnête et, en somme, le plus sûr: ils se sont partout rendus utiles, en attendant de devenir indispensables.
Cependant, on leur reproche encore de temps en temps d’utiliser des phénomènes dont la nature leur est inconnue. Le «mystérieux fluide» revient encore souvent sous la plume des journalistes, et cela, quelquefois, avec une intention désobligeante pour l’électricité. Qu’un accident se produise dans une usine pourvue d’une installation électrique, et que l’on croie avoir quelque raison d’en attribuer la cause à l’électricité, il se trouvera souvent quelqu’un pour dire au chef d’industrie: pourquoi vous servez-vous de ce mystérieux fluide, au lieu de vous contenter des anciens procédés, qui n’utilisent que des choses connues de tous; à peu près comme on dirait à un patron dont un employé aurait emporté la caisse: pourquoi employez-vous des gens sur lesquels vous n’avez aucun renseignement, dont l’origine est inconnue, et, par suite, la moralité douteuse?
Ces reproches n’émeuvent pas beaucoup les électriciens. Que l’on connaisse ou non la nature de l’électricité, que l’on se fasse à ce sujet telle ou telle idée théorique, cela est très intéressant pour le philosophe, mais n’a aucune importance immédiate pour le technicien. Nous saurions avec certitude ce que c’est que l’électricité, que le fonctionnement de nos installations électriques n’en serait aucunement amélioré. Ce qui importe, au point de vue technique, c’est de connaître les lois des phénomènes que l’on utilise. Or, ces lois, les électriciens les connaissent très bien; elles sont bien plus simples, bien plus sûres que, par exemple, celles de la resistance des matériaux, phénomène extrêmement complexe, que personne ne songe à regarder comme mystérieux.
Toutefois, l’etonnement que bien des gens éprouvent devant les phénomènes électriques n’est pas incompréhensible: ces phénomènes forment un ensemble aujourd’hui considérable, un domaine bien exploré, mais dont on n’aperçoit, au premier abord, aucune liaison avec les autres faits de la nature. Tant que cette liaison n’est pas trouvée, on peut dire que les phénomènes électriques ne sont pas expliqués.
Qu’est-ce, en effet, qu’expliquer un phénomène? Si l’on ne veut pas se contenter d’explications purement verbales, cela ne peut avoir d’autre sens que celui-ci: montrer que le phénomène étudié est une conséquence, un cas particulier, d’un autre phénomène plus général, en un mot, le ramener à un autre. Les lois de celui-ci sont acceptées comme point de départ, comme faits primordiaux, et le phénomène à expliquer doit s’en déduire, avec toutes ses propriétés. A mesure que nos connaissances progressent, les phénomènes étant, de plus en plus, ramenés les uns aux autres, le nombre de ces faits primordiaux et indépendants va en diminuant.
Prenons un exemple simple, et d’ailleurs souvent cité. Je vois une horloge qui marche; je constate que ses aiguilles tournent, et je puis étudier en détail les lois de ce mouvement, l’influence des changements de température, de la pression atmosphérique; je puis apprendre à me servir de cette horloge, et l’utiliser pour des expériences de haute précision. Mais, si rien ne m’est apparu de son mécanisme, si je n’ai jamais démonté un appareil du même genre, son mouvement me reste inexpliqué; il m’apparaît comme un phénomène qui n’est lié à aucun autre phénomène connu; je puis le considérer comme une chose mystérieuse, c’est-à-dire sans liaison avec les autres choses que je suis habitué à voir. Je démonte l’horloge, et je m’aperçois que son mouvement est dû à la chûte d’un poids, régularisée par les oscillations d’une pendule. Le mouvement de l’horloge est expliqué: c’est un cas particulier d’un phénomène bien plus général, celui de la pesanteur. Mais, dira-t-on, le mouvement de l’horloge ne serait expliqué que si l’on avait l’explication de la pesanteur. Il n’en est pas moins vrai que la question a fait un grand pas. Il y avait, si l’on veut, deux énigmes dans l’Univers (sans compter les autres): celle de l’horloge, et celle de la pesanteur. De ces deux énigmes, il n’en reste qu’une, la première étant venue se fondre, en quelque sorte, dans la seconde. La pesanteur, elle-même, se trouve expliquée le jour où l’on découvre qu’elle est un cas particulier d’un phénomène encore bien plus général, celui de l’attraction universelle, en attendant que celui-ci, à son tour, vienne prendre place comme conséquence de quelque autre fait plus général encore.
Le développement de la Physique doit alors l’amener à l’état suivant: un petit nombre de phénomènes, irréductibles entre eux, obéissant à des lois déduites de l’expérience, servant à expliquer tous les autres, avec leurs lois. Lorsqu’une science est encore dans l’enfance, le nombre de ces faits indépendants est très grand; chaque fait, pour ainsi dire, est isolé des autres; on les catalogue, un peu au hasard, et c’est bien alors que l’on peut dire qu’aucune mémoire humaine ne peut contenir l’ensemble de la science. Ce fut le cas de l’Astronomie avant Kepler et Newton, de l’Optique avant Fresnel. Peu à peu les faits indépendants se condensent; un grand nombre de faits deviennent la conséquence d’un seul, et chaque science finit par reposer sur un très petit nombre de faits fondamentaux. Ces faits, servant de base aux diverses sciences, ne sont probablement pas eux-mêmes indépendants: notre division des phénomènes naturels en diverses sciences n’est qu’une conception de notre esprit; un même fait peut englober, par voie de conséquences, des phénomènes classés dans des sciences différentes. On peut ainsi prévoir le moment où toute la science reposera sur un très petit nombre de faits fondamentaux, acceptés comme point de départ, dont tous les autres seront des conséquences.
II.
Tout fait qui, dans cet ensemble, reste isolé, qui n’apparaît pas comme une conséquence de quelque autre plus général, peut être considéré comme mystérieux. C’est évidemment ainsi que durent apparaître à ceux qui les étudièrent d’abord les phénomènes électriques et magnétiques. Cet ensemble comprend des apparences extrêmement variées; la nature nous les offre sous des formes trop complexes pour que l’observation seule pût suffire même à en ébaucher l’étude. Après la période d’expériences qualitatives, il fallut un demi-siècle d’efforts (de Coulomb à Faraday) pour établir à peu près les lois qui régissent les plus importants de ces phénomènes. L’électromagnétisme, pendant cette période, se constitue comme science entièrement distincte; les phénomènes sont de mieux en mieux connus, les relations entre eux sont de mieux en mieux établies, mais aucune tentative n’est faite pour expliquer cet ensemble, en le considérant comme conséquence d’autres phénomènes naturels. A ce point de vue, l’électromagnétisme pouvait réellement être considéré comme une science mystérieuse.
C’est à Faraday qu’il faut faire remonter la première tentative d’explication des phénomènes électromagnétiques. Il eût l’idée hardie de faire intervenir, dans l’étude de ces phénomènes, non seulement les corps qui agissent les uns sur les autres, mais encore, et surtout, le milieu qui les sépare ou, si l’on vent, qui les relie.
L’idée d’un milieu qui remplit l’espace, même vide de matière, était déja familière aux physiciens par l’étude de l’optique. Depuis Young et Fresnel, on savait, avec certitude, que la lumière est due à quelque chose de périodique qui se propage; on disait alors un mouvement vibratoire. Pour propager ce mouvemant, il faut bien imaginer un milieu; on lui avait donné le nom d’éther. La matière n’est nullement nécessaire à la propagation de la lumière, et ne fait qu’apporter une gêne à cette propagation; il faut donc admettre que l’éther est complètement distinct de la matière.
Faraday chercha à se représenter les phénomènes électriques comme produits par l’élasticité de ce milieu. Cette conception nouvelle devait avoir une influence énorme sur les progrès de la physique; on peut dire cependant que la tentative de Faraday a échoué. Il avait laissé dans le vague les propriétés du milieu qui doit rendre compte des phénomènes électromagnétiques. Ses successeurs essayèrent de préciser. On voit bien quelle est, ici, la voie que l’on essaye de suivre: on imagine un milieu qui remplit tout l’espace; on cherche à le douer de propriétés, plus ou moins analogues à celles de nos corps élastiques; ces propriétés doivent être telles qu’elles rendent compte des actions électromagnétiques dont l’expérience a révélé l’existence et les lois. Parmi les auteurs de ces tentatives se trouvent les plus grands noms de la science moderne (il suffit de citer ceux de Maxwell et de Lord Kelvin); malgré les propriétés bizarres qu’ils ont attribuées à cet éther, ils ne sont pas arrivés à représenter convenablement l’ensemble des phénomènes observés.
La conclusion à tirer de ces tentatives infructueuses semble devoir être celle-ci: si les phénomènes électromagnétiques sont produits par les modifications d’un milieu qui remplit tout l’espace, on ne peut pas deviner ses propriétés par analogie avec celles de nos corps élastiques.
L’étude de l’optique aurait pu laisser prévoir cette conclusion: l’analogie entre la propagation de la lumière et celle du son à travers l’air dut certainement frapper les premiers inventeurs de la théorie ondulatoire de la lumière; il est certain que plusieurs d’entre eux se représentaient l’éther comme un milieu élastique très peu dense, plus ou moins analogue à un gaz raréfié. L’ayant, sans trop de raisons, qualifié de fluide, on devait inconsciemment le douer des propriétés que possèdent réellement les fluides matériels (c’est-à-dire les liquides et les gaz). L’étude plus approfondie des vibrations lumineuses montra, dès les travaux de Fresnel, que la propagation de la lumière n’avait que des analogies assez lointaines avec celle du son dans un gaz. Un esprit hardi comme Fresnel ne pouvait se laisser arrêter pour si peu: il voyait, d’une manière certaine, la lumière se propager par ondes transversales; il ne pouvait douter de l’existence d’un milieu qui propageait ces ondes; sans chercher à préciser les propriétés de ce milieu, il se contentait d’admettre que ses propriétés, bien différentes de celles d’un gaz ou de tout autre corps élastique, étaient telles que cette propagation fût possible. A la même époque Arago, esprit plus timoré, considérait une pareille propagation comme une impossibilité mécanique, parcequ’il se représentait l’éther comme un fluide, identique par ses propriétés à un liquide ou à un gaz.
Concluons donc que l’éther est un milieu, ayant ses propriétés spéciales; il est impossible de le bâtir avec de la matière.
Est-ce, au fond, bien surprenant? Quelle raison avons-nous de supposer que les propriétés de ce milieu soient celles de la matière? Le principe même de ces tentatives d’explications mécaniques est-il bien rationnel? Les lois de la mécanique sont, il est vrai, parmi le plus générales que l’on connaisse, mais encore faut-il bien remarquer que c’est l’expérience seule qui nous les a révélées, et quand nous imaginons un milieu qui remplit tout l’espace et doué de ces propriétés de la matière (à l’exclusion d’un grand nombre d’autres), nous faisons seulement oeuvre d’imagination. Enfin, est-il rationnel de chercher à représenter les propriétés d’un milieu qui remplirait l’espace vide de matière, milieu qui doit être une chose simple et une, en prenant comme modèle l’inextricable complication de la matière? Dans l’Univers, la matière est un accident; la place qu’elle occupe est infime; tout le reste, c’est ce que nous appelions l’espace vide, c’est-à-dire vide de matière. Au lieu de se représenter les propriétés de cet espace au moyen de celles de la matière, il paraît bien plus rationnel de les étudier en elles-mêmes; il y a des chances pour qu’elles soient relativement simples, et valables dans le monde entier. Les lois ainsi révélées (peut-être sous une forme un peu abstraite, car elles se rapportent, à des choses qui ne tombent pas directement sous nos sens, ou plutôt qui n’y tombent que par l’intermédiaire de la matière), ces lois constitueront le véritable fait fondamental, irréductible, et c’est en les prenant comme point de départ que l’on pourra espérer retrouver comme conséquences les phénomènes connus.
Un grand nombre de physiciens ont, depuis un quart de siècle, travaillé à développer ce point de vue. Les résultats obtenus constituent déjà une des plus belles tentatives qui aient été faites pour ramener l’ensemble des phénomènes de la nature au plus petit nombre de faits indépendants. Je vais essayer de donner un aperçu de cette tentative. Le point de départ est, comme on le verra, dans les lois de l’électromagnétisme; ce qu’il faut expliquer, c’est l’ensemble des phénomènes naturels; d’où le nom de théorie électromagnétique de l’Univers que l’on peut donner à cette admirable synthèse.
III.
On prendra donc comme point de départ les propriétés de l’espace vide de matière; nous dirons, par abréviation, l’espace vide, bien que, si l’on veut, on puisse se le représenter comme rempli par un milieu, qui, en tout cas, n’a aucun rapport avec un fluide subtil, ni avec aucune autre matière; nous ne chercherons pas à deviner ses propriétés, mais bien à les découvrir par l’expérience.
N’y a-t-il pas déjà, dans ce qui précède, une contradiction? L’espace vide peut-il avoir des propriétés? Là où nous ne découvrons rien, peut-il se passer quelque chose? Oui, car cet espace peut transmettre diverses actions; nous ne pouvons les constater que par l’intermédiaire de la matière, mais celle-ci ne sert que d’appareil d’épreuve, et on peut très bien la faire disparaître dans l’énoncé des lois relatives aux actions dont elle nous révèle l’existence. C’est ainsi, par exemple, que mes yeux me servent à constater qu’une lampe est allumée, et cependant les propriétés de mon oeil ne paraissent pas dans l’énoncé des lois du rayonnement.
Quelles sont donc les actions que peut recevoir un corps de la part de l’espace vide qui l’entoure? En d’autres termes, quelles sont les actions que l’espace vide peut propager? En laissant de côté celles qui sont visiblement dues à un projectile matériel qui a traversé l’espace, il en reste fort peu; on peut les classer sous les trois rubriques suivantes:
Ce dernier phénomène a, pour nous, une importance pratique énorme: c’est lui qui nous retient à la surface de la Terre, qui fait l’unité, l’existence, de chaque astre; c’est lui qui règle les mouvements astronomiques, et qui, en particulier, nous retient assez près du Soleil pour que nous puissions profiter de son rayonnement. Cependant, on va le négliger pour le moment, et cette manière de faire est justifiée par l’extrême petitesse de la force dont il s’agit, tant que les masses mises en jeu ne sont pas énormes comme les masses des corps célestes. Que l’on prenne deux sphères de Plomb, ayant chacune un décimètre de diamètre; chacune pèse environ 5 kilogrammes; qu’on les approche aussi près que possible, c’est-à-dire presque au contact; elles s’attirent, mais la force ainsi produite est à peu près égale au poids de 2 centièmes de milligramme! La moindre électrisation des boules, le moindre phénomène électromagnétique, produiront des forces bien autrement grandes. L’attraction universelle, malgré les effets grandioses qu’elle produit dans l’Univers, nous apparaît ainsi comme une particularité minuscule des propriétés de la matière, on serait tenté de dire comme un terme du second ordre, qu’il n’est pas absurde de négliger jusqu’à ce que les termes du premier ordre soient bien connus.
Restent seulement les phénomènes optiques et électromagnétiques. Par lesquels doit-on commencer l’étude des propriétés de l’espace vide? Evidemment par les plus simples. Or l’étude même superficielle de l’Optique apprend, en dehors de toute hypothèse, que la lumière est un phénomène vibratoire; c’est quelque chose de périodique qui se propage. Au contraire, un phénomène électromagnétique peut être constant, invariable; c’est évidemment par eux qu’il faut commencer l’étude de l’éther. Qui songerait à commencer l’étude des propriétés d’un gaz en faisant d’abord la théorie de la propagation du son dans ce fluide? Celle-ci ne sera possible que lorsque l’étude des propriétés statiques aura donné les éléments nécessaires.
C’est donc par l’électromagnétisme qu’il est rationnel de commencer l’étude des propriétés de l’éther.
A ce point de vue, l’expérience nous révèle deux espèces distinctes d’actions transmises par l’éther, chacune mise en évidence par un appareil d’épreuve particulier. On les désigne sous les noms d’action électrique et d’action magnétique. Les appareils d’épreuve nécessaires pour les mettre en évidence sont évidemment des corps matériels, les seuls qui tombent sous nos sens. Il n’y a aucun cercle vicieux à s’en servir sans être fixé sur leur nature. C’est ainsi que, depuis des années, je me sers de mes yeux pour étudier la lumière, et je n’ai jamais disséqué un oeil humain; l’étude approfondie de l’anatomie de cet organe ne me ferait faire aucun progrès en optique.
Pour l’étude des actions électriques, l’appareil d’épreuve est un corps électrisé (si l’on veut, un morceau de verre frotté) librement suspendu. Partout où ce corps manifeste une tendance à se déplacer (ou, si l’on veut, partout où il subit une force), nous dirons qu’il y a champ électrique. Nous attribuons cette tendance au déplacement non pas directement à l’action à distance de quelque autre corps placé dans le voisinage, mais bien à l’action immédiate du milieu dans lequel le corps d’épreuve est plongé; le fait que ce corps tend à se déplacer nous indique que ce milieu est dans un état particulier, différent de celui du même milieu à l’état normal, dans lequel le corps électrisé reste inerte. La grandeur et la direction de l’action ainsi produite servent à représenter, à ce point de vue, l’état de ce milieu.
Pour l’étude des actions magnétiques, une aiguille aimantée librement suspendue constitue l’appareil d’épreuve: partout où elle manifeste une tendance à s’orienter, nous dirons qu’il y a champ magnétique, et nous attribuerons aussi cette action à un état spécial, distinct du précédent, du milieu dans lequel l’aiguille est placée. Une grandeur ayant une direction déterminée (un vecteur) sert aussi à représenter cet état.
Le champ électrique ou le champ magnétique sont parfaitement connus lorsqu’on connaît, en chacun de ses points, le vecteur qui le représente. Les lignes de force, courbes tangentes en chacun de leurs points à ce vecteur, permettent de se faire une idée simple de sa distribution dans l’espace.
Le champ électrique et le champ magnétique sont deux phénomènes parfaitement distincts l’un de l’autre; l’un peut exister sans l’autre: la région de l’espace qui est entre les branches d’un aimant est un champ magnétique fort intense; ce n’est pas un champ électrique, car un corps électrisé n’y subit aucune action. Entre les plateaux métalliques d’un condensateur chargé existe un champ électrique, et une aiguille aimantée y reste inerte.
L’espace où existe l’un ou l’autre de ces champs est évidemment différent de l’espace naturel. En quoi consiste cette modification? Il est impossible de le dire, et l’on ne voit même pas comment il serait possible de l’expliquer. Veut-on se les figurer comme des modifications élastiques d’un milieu, ou comme un mouvement d’ensemble de l’éther, qui agirait sur le corps d’épreuve comme un courant d’air sur une feuille de papier? On n’arrive ainsi qu’à des comparaisons sans portée, qui ont toujours comme point de départ cette assimilation a priori entre les propriétés de l’espace vide et celles de nos milieux matériels. Le plus sage est de poursuivre l’étude expérimentale des propriétés de l’espace ainsi modifié, et de prendre les lois ainsi trouvées comme point de départ, comme phénomènes irréductibles, dans l’étude de la matière.
Les deux modifications qui constituent l’une le champ électrique l’autre le champ magnétique sont, avons-nous dit, complètement distinctes, et peuvent exister séparément. Elles ne sont cependant pas sans relations entre elles; ces relations nous sont révélées par la production d’un champ magnétique au moyen de courants électriques, et par l’existence des courants induits. On peut mettre les lois qui régissent ces phénomènes sous bien des formes différentes, et c’est telle ou telle de ces formes qui est la plus commode selon le point de vue auquel on se place. Ici, nous avons en vue la connaissance des propriétés du champ électrique et du champ magnétique indépendamment de celles de la matière, en un mot, l’étude des propriétés électromagnétiques de l’éther; il faut donc, de l’énoncée de ces lois, éliminer toute allusion aux propriétés de la matière. La relation entre les deux champs peut alors se mettre sous la fourme suivante.
Tant que le champ électrique ou le champ magnétique restent invariables, l’un d’eux peut subsister sans que l’autre existe. Mais toute variation de l’un engendre nécessairement l’autre. Un aimant est immobile; autour de lui existe seulement un champ magnétique; qu’on le déplace, et aussitôt un champ électrique apparaît. Autour d’un corps électrisé existe seulement un champ électrique; tout déplacement de ce corps engendre, momentanément, un champ magnétique.
Ces lois sont purement qualitatives. La relation numérique entre les deux champs a été donnée par Maxwell, comme conséquence des faits observés, sous forme d’un système d’équations différentielles. Ce système d’équations résume tout ce que nous savons sur les propriétés de l’éther au point de vue électromagnétique. Toutes les autres propriétés de ce milieu s’en déduisent; elles constituent la base de l’explication de l’Univers.
IV.
Une première conséquence, d’une importance énorme, fut aperçue par Maxwell; elle le conduisit à la théorie électromagnétique de la lumière, grâce à laquelle l’Optique devient un chapitre de l’Electromagnétisme.
Je suppose que dans une région de l’espace, par exemple entre les branches d’un aimant, existe un champ magnétique stable. On le modifie brusquement. Un champ électrique est aussitôt créé; lui-même ne reste pas constant, et par suite crée un champ électrique un peu plus loin, et ainsi de suite. Une perturbation électromagnétique se propage à travers l’espace. Les équations de Maxvell, qui régissent la dépendance entre le champ életrique et le champ magnétique, permettent de prévoir toutes les particularités du phénomène. Maxwell montra que de pareilles ondes doivent avoir des propriétés tout à fait analogues à celles des ondes lumineuses, telles que l’expérience les a révélées. Ces ondes électromagnétiques, qu’il n’avait jamais vues, il put, au moyen des données numériques déjà recueillies par les physiciens de son temps, en calculer la vitesse de propagation; il la trouva égale à 300,000 kilomètres par seconde, vitesse justement égale à celle que l’expérience assigne à la vitesse de la lumière. Si la perturbation initiale qui donne lieu à l’onde électromagnétique est périodique, celle-ci doit être absolument identique à une onde lumineuse. Des lors, Maxwell n’hésite pas à affirmer que la lumière est une perturbation électromagnétique qui se propage à travers l’éther.
Fresnel et ses successeurs considerent la lumière comme due à un mouvement vibratoire de l’héther, qui se propage grâce aux propriétés élastiques de ce milieu; à chaque mouvement vibratoire possible, cette théorie assigne des propriétés numériquement définies: une période, et une longueur d’onde. Mais les propriétés élastiques de cet éther, qu’il faut supposer pour expliquer la propagation telle qu’on l’observe, il est fort difficile de les préciser; on est obligé de les supposer extrêmement différentes de celles que l’on rencontre dans les corps matériels, de telle sorte que l’analogie entre l’élasticité de l’éther et celle de nos corps élastiques s’évanouit dès qu’on cherche à sortir du vague. En tout cas, ces propriétés, il faut les imaginer de toute pièce, et ce qui est plus grave, une fois imaginées, elles sont impuissantes à expliquer les autres phénomènes qui se passent dans l’espace vide. La théorie électromagnétique procède autrement: elle prend comme point de départ les propriétés électromagnétiques de l’espace vide, non point imaginées, mais expérimentalement découvertes; elle montre que l’existence et les propriétés des ondes lumineuses sont une conséquence de ce point de départ; en un mot, elle donne une véritable explication de la lumière, puisqu’elle montre que c’est une conséquence, un cas particulier, d’un phénomène plus général. Naturellement, rien n’est changé aux lois de l’Optique, et toutes les données numériques de cette science conservent leur signification; les notions de vitesse, de période, de longueurs d’onde, conservent leur signification, et il serait impossible qu’il en fût autrement, car les expériences faites pour mesurer ces quantités sont indépendantes de toute explication des phénomènes optiques, de toute relation entre cette science et les sciences voisines. C’est à peine si le langage technique de l’Optique s’est trouvé modifié par la substitution de la nouvelle théorie à l’ancienne. La liaison entre deux ordres de phénomènes aussi distincts en apparence que ceux de la lumière et de l’électricité n’en constitue pas moins une découverte d’importance capitale.
Maxwell avait affirmé l’existence des ondes électromagnétiques, il en avait indiqué les lois, calculé leur vitesse de propagation, mais ni lui ni les physiciens de son temps n’avaient réalisé l’expérience, simple en apparence, qui doit donner lieu à de pareilles ondes en partant d’une perturbation électromagnétique. Les ondes lumineuses étaient les seules ondes électromagnétiques connues. Trente ans plus tard, Hertz, avec des moyens d’une admirable simplicité, réussit à observer de pareilles ondes, à mesurer leur vitesse, et à confirmer complètement les résultats annoncés par Maxwell. L’origine électromagnétique des ondes obtenues par Hertz est évidente; or elles ne diffèrent des ondes lumineuses que par un nombre moins grand de vibrations dans le même temps; la différence est de même ordre que celle qui existe entre deux ondes sonores, dont l’une correspond à un son aigu et l’autre à un son grave. Ainsi se trouve confirmée d’une manière éclatante la nature électromagnétique des ondes lumineuses.
Il restait un point obscur dans la théorie de Maxvell: la propagation de la lumière s’explique admirablement; mais la production? Une bougie allumée émet des ondes lumineuses et par suites, dit Maxwell, électromagnétiques. La flamme d’une bougie serait-elle un phénomène électromagnétique? On n’aurait pas osé l’affirmer jusqu’à ces dernières années. L’existence du phénomène de Zeemann, dont on dira un mot tout-à-l’heure permet aujourd’hui de répondre par l’affirmative.
V.
Voilà donc toute l’Optique, du moins toute la partie de cette science qui s’occupe de la propagation de la lumière, devenue un chapitre de l’électromagnétisme. Dans tout cela, les propriétés de l’espace vide ont eu seules à intervenir; on ne s’est pas occupé des propriétés de la matière, ni pour expliquer les phenomenes étudiés, ni pour essayer de les expliquer elles-mêmes.
Ces propriétés de la matière sont d’une extrême variété; de la résulte, en particulier, l’extrême complication de tout ce qui touche à la Chimie. Cependant, quelques propriétés appartiennent à toute matière. L’inertie de la matière constitue la plus générale et la plus importante de ces propriétés: la matière ne modifie pas, sans une action extérieure, son état de repos ou de mouvement. Si un corps possède un mouvement de translation, il le conserve indéfiniment tant qu’aucune action extérieure n’intervient. C’est sur cette loi (qui est un fait d’expérience, bien qu’au premier abord elle puisse apparaître comme un paradoxe) qu’a été construite toute la Mécanique, ou science du mouvement de la matière. Pour produire un changement donné dans le mouvement, il faut, selon le corps que l’on considère, une action extérieure plus ou moins forte; il y a donc lieu, pour chaque corps, de définir une quantité, que l’on appelle sa masse, et qui mesure, en quelque sorte, la grandeur de son inertie. Pour un corps donné cette quantité reste indépendante de toutes les conditions extérieures, tant qu’on n’ajoute ni ne retranche aucune parcelle de matière au corps considéré.
L’inertie apparaît comme une propriété capitale de toute matière; comme on ne voit, a priori, aucune relation entre elle et aucun autre fait connu, il a fallu d’abord l’accepter comme un fait primordial, sans explication possible. Aussi, tous ceux qui ont essayé de deviner les propriétés de l’éther en prenant comme modèle celles de la matière, ont-ils supposé — sans y insister, tant la chose paraissait naturelle — ce milieu doué d inertie. Le point de vue actuel est absolument inverse. L’éther est ce qu’il est; mais ce qu’il y a de plus évident dans ses propriétés c’est qu’il n’est pas de la matière; c’est au contraire l’espace vide de matière. N’y a-t-il pas contradiction à le douer d’une des propriétés qui caractérisent les milieux matériels? On va, au contraire, essayer de se figurer la matière elle-même comme un phénomène électrique, et de retrouver ses propriétés — d’abord son inertie, qui est la plus générale — comme conséquence des propriétés électromagnétiques, maintenant connues, du milieu qui remplit l’espace. Revenons, pour cela, sur les propriétés du champ électrique, et voyons dans quelles condition cet état particulier de l’espace peut subsister.
L’existence du champ électrique apparaît toujours comme une conséquence de l’existence de corps électrisés, que l’on peut considérer comme produisant le champ électrique qui les entoure. Les lignes de force de ce champ ne se ferment pas sur elles-mêmes; chacune a deux extrémités, aboutissant à des corps électrisés. Ces deux extrémités présentent, à certains points de vue, des propriétés inverses; on dit qu’elles constituent des corps chargés positivement ou négativement. Ces mots ne font qu’exprimer le fait que les deux extrémités d’une ligne de force ont des propriétés inverses, et cela résulte de cet autre fait que, sur une ligne de force, il n’est pas indifférent de se déplacer dans un sens ou dans l’autre, en d’autres termes que le champ électrique est représenté par un vecteur.
Ceci conduit à la notion de charge électrique, et, de pareilles charges, on les voit ordinairement liées à des corps matériels, tandis que le champ qu’elles produisent a lieu dans l’espace vide. On peut les définir numériquement par les propriétés du champ électrique qui les entoure. A chaque charge aboutit un faisceau de ligne de force, et réciproquement, tout point de convergence ou de divergence des lignes de force est une charge électrique; le nombre de ces lignes (plus correctement, le flux correspondant) sert de mesure à la charge considérée.
Un corps électrisé aura certaines propriétés appartenant à la matière ordinaire (il sera, par exemple, pesant, dilatable, élastique, etc.), et en outre certaines propriétés particulières qu’il doit à son état spécial, et qui sont les mêmes quelle que soit la matière qui le constitue; ces dernières, que les propriétés des champs électromagnétiques permettent de prévoir, peuvent être considérées comme les propriétés spéciales des charges électriqnes, indépendamment de la matière. On peut évidemment imaginer, comme conception de l’esprit, la charge électrique débarrassée de toute matière, et chercher quelles seraient ses propriétés; mais cette notion correspond-elle à une réalité? Peut-on réellement dissocier les charges électriques de la matière? Pendant longtemps, on aurait pu en douter. On sait aujourd’hui, d’une façon certaine, que cela est possible. Dans les gaz très raréfiés, la décharge électrique prend des formes très remarquables; elle peut, en particulier, donner naissance à des rayons, dont les propriétés très singulières ont été étudiées d’abord par Hittorf, qui leur donne le nom de rayons cathodiques. Bien des hypothèses ont été successivement faites sur leur nature. Crookes, à la suite d’une série d’expériences très remarquables, énonça à leur sujet une série d’hypothèses hardies, singulier mélange de vérités et d’erreurs, dans lesquelles se trouvait cette proposition exacte et capitale: les rayons cathodiques sont les trajectoires de projectiles lancès avec une grande vitesse. Il se méprit, et bien d’autres après lui, sur la nature de ces projectiles. On peut considérer aujourd’hui que ces projectiles — auxquels on peut donner des vitesses plus ou moins grandes — sont des charges électriques négatives, sans aucun support matériel d’aucune sorte, et dont les propriétés sont indépendantes du résidu gazeux qu’elles traversent.
Tout indique que ces charges négatives sont séparées en individus distincts, dont le nombre, très grand, est fini; en d’autres termes, qu’elles ont une constitution granulaire, ou, si l’on veut, atomique. On peut aujourd’hui obtenir de bien des manières les charges électriques séparées de la matière; le grain d’électricité négative semble toujours identique à lui-même avoir toujours la même charge. On lui a donné le nom d’électron négatif. Il n’est pas utile d’essayer de se le représenter comme quelque chose de matériel (c’est lui, au contraire, qui va nous servir à expliquer les propriétés de la matière). C’est un point de convergence des lignes de force, un point singulier dans les propriétés de l’espace. Il est bien remarquable que tous ces points singuliers soient identiques entre eux.
Convaincus maintenant de l’existence des charges électriques, il nous est possible de prévoir, et d’expliquer, les propriétés de ces charges, en prenant comme point de départ ce que nous savons sur les propriétés de l’espace vide au point de vue électromagnétique. Les mêmes raisonnements pourraient se faire sur les charges liées à la matière (un morceau d’ambre frotté, par exemple), mais il vaut mieux s’affranchir de ce poids mort, et raisonner sur l’élèment simple et universel qu’est l’électron. Ou arrive ainsi aux résultats suivants:
Toute charge électrique est entourée par un champ électrique — c’est en quelque sorte sa définition.
Un champ électrique agit sur elle; elle tend à s’y déplacer dans une direction déterminée.
Tant qu’elle est au repos, elle ne produit aucun champ magnétique, et, inversement, un champ magnétique n’agit pas sur elle. Mais dès qu’elle est en mouvement, ces deux actions se manifestent, elle engendre un champ magnétique autour d’elle, et devient sensible à l’action d’un champ magnétique extérieur.
Toutes ces propriétés prévues par la théorie, l’expérience en montre l’existence. Dans le cas des charges liées à la matière (corps électrisés), l’observation est gênée par le poids mort se cette matière; les propriétés prévues se manifestent avec toute leur simplicité dans le cas des rayons cathodiques, ce qui confirme encore cette idée que ces rayons consistent bien en charges électriques libres, sans aucun support matériel.
Ces charges libres manifestent en outre de l’inertie. Leur trajectoire est rectiligne en l’absence de toute action extérieure; une pareille action est nécessaire pour modifier la grandeur ou la direction de leur vitesse. Faut-il, sous prétexte que l’inertie est un des attributs fondamentax de la matière, revenir à l’idée d’un support matériel de ces charges pour expliquer leur inertie? En aucune façon. Une charge électrique libre — si l’ont veut, un point de convergence des lignes de force — doit être doué d’inertie, en vertu des propriétés électromagnétiques de l’espace vide. Si cette charge est animée d’un mouvement rectiligne et uniforme, elle est entourée par son champ électrique et son champ magnétique; ces deux champs voyagent avec elle, ils quittent une partie de l’espace pour en envahir une autre; il y a échange d’energie entre les diverses régions de l’espace, mais cela n’exige aucune action extérieure. Au contraire, tout changement de vitesse entraîne une modification dans l’arrangement des lignes de force, et cela ne peut avoir lieu que sous l’action d’une énergie étrangère. Pour employer le langage de la dynamique, l’electron en mouvement doit posséder une certaine énergie cinétique, qui n’est autre chose que l’énergie du champ electromagnétique correspondant à son mouvement.
En développant ce point de vue, en prenant encore comme point de départ les propriétés électromagnétiques de l’espace vide, on arrive à édifier toute la dynamique de l’électron. Les seules forces qui puissent agir sur lui sont les actions des champs électrique et magnétique dus à des causes extérieures. Les équations de cette dynamique sont entièrement analogues à celles de la dynamique classique, applicable aux systèmes matériels. L’identité est complète tant que les vitesses restent notablement inférieures à la vitesse de la lumière. Pour des vitesses extrêmement grandes, approchant de la vitesse de la lumière, la dynamique de l’électron devient plus compliquée: l’energie cinétique, au lieu de croître simplement comme le carré de la vitesse, augmente beaucoup plus rapidement, et croît indéfiniment lorsque la vitesse s’approche de celle de la lumière. La vitesse de la lumière serait une limite que la vitesse de l’électron ne pourrait dépasser, quelle que soit l’action extérieure qui agisse sur lui. Les experiences directes faites sur les rayons cathodiques semblent bien confirmer ces résultats théoriques. On a pu en obtenir ayant des vitesses très diverses; jamais on n’a observé de vitesse atteignant celle de la lumière. On n’est pas encore définitivement fixé sur la forme de la fonction qui lie l’énergie cinétique à la vitesse, mais les deux faits suivants paraissent bien établis: pour des mouvements lents (c’est-à-dire de vitesse notablement inférieure à celle de la lumière) l’énergie cinétique croît comme v2; pour des vitesses approchant de celle de la lumière, elle croît indéfiniment.
En résumé, tout confirme l’existence de l’électron négatif toujours identique à lui même; l’expérience nous montre en lui toutes les propriétés que sa définition faisait prévoir; en particulier, il a de l’inertie, et cette propriété est expliquée par les propriétés du champ électromagnétique.
Il y a tout lieu de penser que toute charge électrique négative est constituée par un nombre plus ou moins grand, mais fini, d’électrons.
Nous connaissons aussi des charges positives, liées à la matière (des corps electrisés positivement); nous pouvons, par analogie, les regarder comme dues à des électrons positifs; on n’a jamais réussi, pour des raisons qui, jusqu’ici, nous échappent, à dissocier l’électron positif, de la matière, à l’observer à l’état libre. S’il existe, ses propriétes, en particulier son inertie, doivent être analogues à celles de l’électron négatif.
(À suivre).