Rivista di Scienza - Vol. I/Questions pédagogiques: L'enseignement secondaire
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QUESTIONS PÉDAGOGIQUES.
L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE.
On s’accorde assez facilement sur l’objet de l’enseignement primaire et de l’enseignement supérieur.
Au premier enseignement, le temps est très mesuré: la nécessité, pour ceux qui le reçoivent, de bientôt gagner leur vie, domine tout; demain, ils seront ouvriers, cultivateurs, ou feront quelque petit commerce; ils ont besoin de connaissances pratiques, directement utilisables; ces connaissances, il faut les leur donner rapidement, et ne pas oublier pourtant qu’une bonne intelligence, bien formée, ne leur sera pas inutile dans les luttes qu’ils auront à soutenir.
C’est la science qui est l’objet de l’enseignement supérieur, la science telle qu’elle est aujourd’hui et telle qu’elle se fait, ses résultats et ses méthodes.
Mais l’objet de l’enseignement secondaire, ou moyen, est plus difficile à préciser: ceux qui le reçoivent disposent d’un peu de temps. Il en est qui auront des loisirs. D’autres exerceront quelque autorité: ils entreront dans une carrière libérale; ils dirigeront une industrie, un grand commerce; ils commanderont ou conseilleront d’autres hommes; en raison de l’influence qu’ils doivent exercer, leur bonne éducation importe à d’autres qu’à eux-mêmes. Quelques-uns poursuivront leurs études, plus ou moins. Un petit nombre se tournera vers la science. Et tous ces groupes ne sont pas séparés, ils se pénètrent et se mêlent. Comment donner satisfaction à des besoins si divers?
Beaucoup de maîtres, dont les habitudes et la doctrine sont d’accord, tiennent pour la vieille éducation classique, fondée principalement sur l’étude des langues et des littératures anciennes, du latin et du grec. Ils vantent les études désintéressées, et la distinction d’esprit qu’elles confèrent. Former des hommes cultivés, agréables à eux-mêmes et à ceux qui les entourent, former des honnètes gens, comme on disait jadis, tel est, dit-on, le but de l’enseignement secondaire: je n’y vois pas autant de désintéressement qu’on le prétend, et il n’est pas nouveau de dire que la distinction des manières et de l’esprit est utile à ceux qui la possèdent: elle attire les autres vers eux, elle rend l’autorité plus aisée, les conseils plus persuasifs; elle aide les gens à se pousser dans le monde, et même à se bien marier. On a fait, en France, il y a quelques années, une enquête auprès des professeurs des Facultés de médecine pour savoir s’il fallait, exiger des étudiants, comme par le passé, la preuve d’une éducation classique; dans l’une des Facultés, ou répondit que cette exigence continuerait d’être nécessaire, tant que l’opinion attribuerait une supériorité sociale à ceux qui ont appris les langues anciennes. Cette réponse était la bonne; d’avoir appris le latin, cela ne sert pas au médecin pour guérir les malades, mais lui procure plus de clients et de plus riches. Dèjà, Hippocrate lui recommandait de bien s’habiller.
Parce qu’elles sont utiles, ni la distinction, ni l’éducation classique ne sont méprisables; n’est-ce rien que l’agrément dos relations, et faut-il n’attacher aucun prix an souvenir de tant d’œuvres vraiment belles qui ont enchanté notre jeunesse, qui ont affiné notre goût, qui nous réconfortent par leur beauté morale? Mais il n’est pas vrai que le désintéressement soit le privilège des études classiques. Au reste, l’étude de ce qui est utile, même grossièrement utile, peut fort bien être désintéressée, si l’on se propose d’être utile aux autres.
On dit souvent que l’enseignement secondaire n’a pas son but en lui-même, que ce but est d’apprendre à apprendre, qu’il doit fournir surtout les outils nécessaires aux études ultérieures. Il y a là quelque vérité, au moins pour ceux qui passeront par l’Université. Dans cette doctrine, poussée à l’extrème, la matière principale de l’enseignement se réduit aux langues anciennes et modernes, et aux mathématiques: les unes et les autres sont d’admirables et d’indispensables outils; on ne commence guère l’étude d’une langue, ou des mathématiques, lorsqu’on n’est plus jeune; cette étude rebute; d’autant qu’on veut aller trop vite, arriver trop vite à ce dont on a besoin. Lorsqu’on a senti la brièveté de la vie, on ne sait plus, comme l’enfant, se contenter de la tâche journalière, sans souci du lendemain et des résultats, qui s’ajoutent insensiblement. Pour se tenir un peu au courant de tout ce qui se fait, il faut pouvoir se débrouiller dans tous les patois de l’Europe, auxquels il va falloir, sans doute, ajouter bientôt la langue japonaise; et, pour savoir ce que l’on a fait, il faut posséder les langues anciennes; on ne peut étudier la physique et la chimie sans connaissances mathématiques. Oui, tout cela est indispensable, et impossible à acquérir. Même en restant à ce point de vue, il faut bien se limiter, choisir, inviter les élèves à se spécialiser dans quelque mesure. Si même il était possible, un pareil enseignement, qui serait un enseignement de mots et de formules, serait affreusement vide et répugnant; nous sommes moins aptes à apprendre qu’à agir; la joie de l’enfant est dans l’action. Qu’il y ait au moins des faits dans ce que nous lui enseignons, si nous ne voulons pas le dégoûter d’apprendre.
Voici maintenant la doctrine opposée: puisque l’action est le but, il n’importe pas de savoir, mais de pouvoir. Ne nous inquiétons pas du lien logique, des démonstrations, des théories: les résultats seuls sont essentiels; les sciences ne valent que par leurs applications, par la maîtrise qu’elles nous donnent sur la matière. Habituons les élèves à se servir des outils, à manier les instruments de mesure, à faire correctement les calculs. On comprend assez ce dont on a l’habitude. On formerait ainsi une société, non d’ingénieurs, mais de contremaîtres, sans intelligence générale, sans curiosité scientifique, asservis à la routine, incapables de tout progrès.
Toutes ces doctrines comportent une part de vérité; ne pourrait-on réunir ces parcelles de vérité en disant que l’enseignement secondaire a pour but de former des hommes qui comprennent un peu le milieu où ils vivront, qui connaissent assez bien une partie de ce milieu pour y agir d’une façon utile, aux autres et à eux-mêmes ?
S’il en est ainsi, que de choses à apprendre! Il faut connaître la société des hommes, le milieu humain; il faut se connaître soi-même. Les hommes d’aujourd’hui et de demain ont eu des ancêtres: nos idées, nos passions, nos mœurs nous ont été léguées. Sans quelque connaissance du passé, des évènements historiques, des œuvres littéraires et artistiques, tout est inintelligible et les plus nobles facultés risquent de ne pas se développer. II faut connaître le milieu terrestre, les groupement actuels, les conditions de la vie. Les peuples ne sont pas isolés; ils se mêlent de plus en plus; leurs intérêts se confondent ou se contrarient: on ne connaît un peuple, on ne peut entrer en communication avec les individus qui le composent, profiter soi-même de ce qu’il est et de ce qu’il sait, sans savoir sa langue. Il faut connaître le milieu universel où nous sommes plongés, dont nous sommes une partie, pour avoir quelque idée de l’ensemble, quelque « théorie de l’Univers », et pour maîtriser ce qui nous entoure. Les sciences de la nature sont toutes jeunes; elles s’accroissent merveilleusement; leurs résultats modifient peu à peu notre façon de penser. Que sera-ce dans quelques siècles? Leurs applications changent continuellement les conditions de l’existence; leurs conséquences économiques sont incalculables. Ceux qui touchent au soir de leur vie, qui jettent un regard en arrière, qui repassent, en quelque sorte, le demi-siècle pendant lequel ils ont pu observer, sont presque effrayés des transformations de toute sorte qu’ils ont vu s’accomplir sous leurs yeux. Il faut savoir les sciences de la nature; cela est impossible, si l’on ne sait point les mathématiques. Il faut accepter le rude apprentissage de ces dernières, leurs abstractions, leurs formules.
Tout, cela, en huit ou neuf ans. Et ce qui est nécessaire aujourd’hui, n’est rien devant ce qui sera nécessaire pour nos fils ou nos petits-fils. Le mouvement scientifique continuera de s’accélérer, les faits acquis s’accumuleront. Les changements deviendront plus rapides. La concurrence industrielle et commerciale rend impossible tout régime permanent; il faut que l’industrie et le commerce se renouvellent continuellement et profitent, pour se renouveler, de chaque progrès scientifique. Ceux qui ne sauront pas se nourrir de ces progrès, sont destinés à mourir.
Dans cette transformation incessante, qui résulte du mouvement scientifique, l’enseignement doit changer, s’adapter aux changements passés, préparer les changements futurs. C’est une folie que de le vouloir stable. Les corps enseignants, (surtout dans l’enseignement secondaire) sont volontiers conservateurs: et cela est naturel; les maîtres ont, pour la plupart, les yeux fixés sur ce qu’ils enseignent plutôt que sur ce qu’ils devraient enseigner et sur ce que leurs élèves auront besoin de savoir: ils s’efforcent de perfectionner leur enseignement, se complaisent dans la perfection qu’ils ont atteinte et n’aiment pas à changer une matière qu’ils ont ouvrée à leur goût. De là une certaine résistance. Que l’enseignement ait toujours suivi et, parfois, d’assez loin, les transformations sociales, la remarque en a été faite il y a longtemps. Au reste, cet esprit conservateur a un rôle utile; il s’oppose aux expériences brouillonnes, singulièrement dangereuses dans les pays centralisés, où elles se feraient partout à la fois; il doit céder à des nécessités évidentes. Autrement, la pression des choses amènerait des réformes brutales, que des politiciens incompétents trouveraient. intérêt à réaliser.
Comment réduire et rendre possible le programme que j’ai essayé de tracer? Je crois qu’on peut y arriver en partant de la même définition de l’enseignement secondaire.
L’encombrement résulte surtout de ce que chaque matière d’enseignement devient une fin, au lieu d’être un moyen. Si l’on donne pour but à l’étude de l’histoire, des littératures et des arts l’intelligence de la société actuelle, la connaissance de l’homme, le développement de ses facultés esthétiques et morales, que de détails apparaissent comme inutiles, sur lesquels on s’arrête pour eux-mêmes, au lieu d’avancer, en regardant le but? Sans doute, ils sont indispensables pour une connaissance scientifique; mais, dans l’enseignement secondaire, il faut, le plus souvent, se contenter des résultats acquis: la méthode pour acquérir la vérité, la critique de cette vérité appartiennent à l’enseignement supérieur; j’accorde qu’il est bon de faire comprendre aux enfants la nécessité de l’une et de l’autre, et même d’en donner quelques exemples simples, pour éveiller, chez ceux qui en sont capables, le sens et le goût de la recherche scientifique.
Qu’on le veuille ou non, un peu plus tôt ou un peu plus tard, l’étude des langues anciennes disparaîtra presque complètement de l’enseignement secondaire. Les regrets, très justifiés, que cause cette disparition nécessaire, n’y feront rien; il est aussi inutile de s’y attarder qu’à l’enlaidissement des paysages par les chemins de fer, ou des rues par les trolleys. Il y a là, tout au plus, des sujets de conversation, comme la pluie ou le beau temps, qui ne changent ni l’une ni l’autre. Il est vain d’espérer, pour la survie des études classiques, dans le regain de faveur dont on dit qu’elles jouissent ici ou là. Après l’acte qui les libéra, tous les négres d’Amérique voulaient, parait-il, que leurs enfants apprissent le latin. Si même cet état d’esprit se reproduit de temps en temps, il ne faut pas s’en préoccuper. Il est assez évident que la connaissance sommaire de l’antiquité classique, indispensable à l’intelligence du temps présent, peuf s’acquérir avec la langue vulgaîre.
En France, les langues mortes vivaient encore un peu, il y a cinquante ans; les gens cultivés relisaient leurs auteurs et en récitaient les beaux passages, dans la conversation, sans effaroucher les femmes. Quelques fonctionnaires eu retraite traduisaient Horace et même Anacréon. Dans les discours prononcés au Corps législatif, les citations latines n’étaient pas rares. Aujourd’hui, ni les prêtres qui siègent à la Chambre des députés, ni les grands maîtres de l’Université, ni M. Jaurès ne prononcent jamais un mot latin. Qu’on demande aux hommes qui n’ont pas quarante ans combien de fois, depuis leurs classe, ils ont ouvert un livre latin ou grec! On n’étudie le latin et le grec que pour les étudier, au moment où on les étudie. C’est là le type de ce qui doit disparaître. Au reste, les langues mortes resteront un objet d’étude scientifique et ceux qui s’y adonneront pourront, en se regardant comme une élite intellectuelle, augmenter la jouissance que leur causera cette étude. À cela, je ne vois aucun mal. Dans l’enseignement secondaire, les langues mortes doivent faire place aux langues vivantes et aux sciences positives.
Ce n’est pas pour elles-mêmes, non plus, que les unes et les autres doivent être étudiées; la connaisance des langues vivantes a pour but la communication avec ceux qui les parlent et qui les écrivent, l’intelligence de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent, de ce qu’ils sentent, de ce qu’ils ont pensé et senti. Le programme est assez vaste. On n’en remplira jamais qu’une faible partie.
Les sciences, les sciences proprement dites, les mathématiques, la physique, la chimie, la biologie, sont à la porte de la citadelle occupée encore par les classiques; elles veulent entrer, leurs bataillons grossissent d’heure en heure; la brèche est ouverte; il va falloir céder la place, si l’on ne veut pas que tout soit démoli, brisé, saccagé. N’oublions pas qu’il y a de précieux trésors à sauver, des trésors de beauté, de justice et de tendresse que nos ancêtres nous ont légués, qu’il faut transmettre à nos enfants. Il est temps de rendre la place, d’ouvrir tonte grande la porte aux sciences et de persuader à ceux qui doivent enseigner les certitudes scientifiques que ces trésors là sont sacrés, qu’il faut les garder avec piété, les grossir, s’il est possible.
Pendant que, sous l’effort, de ceux qui cherchent ou qui appliquent, les faits s’accumulent et que les théories s’organisent, la pédagogie des sciences reste à créer; il y avait, pour la culture gréco-latine, une longue tradition, qu’avaient perfectionnée d’admirables éducateurs, d’âge en âge. La plupart des sciences, en tant que sciences, datent d’un siècle. Aucune tradition, sauf pour la géométrie, et cette unique tradition semble caduque. Que de faits dont la mémoire des enfants ne peut s’encombrer, que de raisonnements abstraits dont ils ne peuvent devenir maîtres, avant que leur raison soit formée! Comment les intéresser, les habituer à regarder ce qu’ils doivent voir, à voir ce qui est essentiel, à réaliser quelques expériences, à mesurer patiemment, à grouper les faits, a saisir les analogies, à comprendre les lois, à ne pas se contenter d’en répéter machinalment l’énoncé, à en trouver l’application, à subir la certitude d’un raisonnement? Comment les faits, les lois, les théories doivent-ils être gradués, distribués suivant les âges? À coup sûr, les meilleurs programmes n’apportent à toutes ces questions que des réponses provisoires, appuyées sur des expériences insuffisantes, sur des conceptions a priori de savants qui ont oublié leur enfance, ou que leur enfance ne ressemblait pas à celle de leurs petits compagnons. C’est la génération des maîtres très jeunes, et de ceux qui se préparent à l’enseignement scientifique, dont on peut espérer qu’elle commencera d’apporter à ces questions quelques réponses précises. Ces jeunes gens sont prévenus; qu’ils ne sentent pas l’importance du rôle qu’ils auront à tenir, c’est impossible. Vraiment cette génération est bien digne d’envie, pour la beauté de l’œuvre qu’elle doit accomplir; mais « le beau est difficile ». On peut lui souhaiter un peu d’enthousiasme, qui la soutiendra.
S’il se crée una tradition dans la pédagogie des sciences, cette tradition sera mobile et changeante, puisque les sciences s’accroîtront continuellement. Il faudra, d’année en année, de siècle en siècle, faire pénétrer plus de choses et plus d’idées dans les éléments. Heureusement, cela est possible, parce que la science, en même temps qu’elle s’accroît d’un côté, se simplifie de l’autre. Les inventeurs arrivent à la vérité comme ils peuvent, ils se frayent une route pénible à travers les broussailles; eux-mêmes, plus tard, ou d’autres qui les ont suivis à la trace, découvrent le bon chemin, la route facile. Mais quel scandale de voir que la notion de dérivée, par exemple, commence seulement, et dans quelques’ pays, à pénétrer dans l’enseignement élémentaire! Deux siècles trop tard.
La cause du mal est toujours la même: chaque partie de la science est enseignée comme si elle était un but: elle n’est qu’un moyen pour aller plus loin. Il faut s’y arrêter assez longtemps pour que l’élève soit maître de ce qu’on lui a enseigné, pour qu’il le comprenne vraîment et soit capable de l’appliquer. Qu’on y revienne plusieurs fois, cela est nécessaire pour fixer les choses dans l’esprit; qu’on multiplie les exercices; qu’on les enjolive parfois, cela est excellent; il faut piquer la curiosité des enfants et commencer de leur faire goûter la joie de la recherche. Mais qu’on n’oublie jamais quc l’intérêt essentiel des exercices est dans l’intelligence et l’habitude de la théorie. Qu’on ne s’arrête pas, quand il y en a de faciles, à des méthodes inutiles, en vue de problèmes inutiles.
La subordination de chaque partie de la science à ce qui doit suivre, voilà ce que les maîtres devraient avoir toujours devant les yeux, voilà pourquoi on les veut beaucoup plus savants qu’il n’est strictement nécessaire, s’ils devaient penser seulement à ce qu’ils enseignent. Je sais bien qu’il leur faut penser aussi aux examens et aux concours, que subiront leurs élèves, mais c’est, là un mal dont je ne veux pas parler ici.
Outre cette subordination, les maîtres doivent avoir en vue l’intelligence du monde extérieur, en tant qu’elle est possible. L’enseignement des sciences doit regarder la réalité. Il ne faut pas croire que cette affirmation soit un simple truïsme, dont tout le monde est convaincu. J’ai vu jadis une commission de maîtres expérimentés, chargée de préparer une revision des programmes de mathématiques, apporter un projet d’où la cosmographie était exclue, j’ai entendu les regrets d’un de ses membres, apprenant qu’on avait rejeté cette proposition, je l’ai entendu s’écrier: c’est autant de perdu pour les mathématiques! Le pauvre homme pensait sans doute à quelque amusette de géométrie ou d’algèbre, qu’il faudrait sacrifier, pour avoir le temps d’expliquer comment les planètes se meuvent autour du Soleil.
Le grand bénéfice de l’étude des sciences expérimentales, c’est d’habituer notre esprit à l’idée de l’enchaînement des phénomènes, de nous apprendre à connaître cet enchaînement, à mettre dans l’infinie diversité des choses, un peu de cet ordre et de cette unité qui satisfont notre esprit: l’Univers ne nous apparait plus comme un ensemble d’activités désordonnées et inintelligibles. Mais le maître qui enseigne les sciences doit aussi montrer le parti que nous en tirons et la domination sur la matière qu’elles nous apportent peu à peu: leurs applications sont si nombreuses et si importantes qu’on ne pourra plus comprendre les sociétés civilisées si l’on ne connait pas ces applications. Le dernier siècle a vu un prodigieux développement de l’industrie; il a vu la médecine devenir scientifique; le présent siècle verra peut-être une transformation aussi profonde dans l’agriculture. La science pénétrera tous les métiers.
Si le maître ne perd pas de vue le double but, philosophique et pratique, vers lequel il doit se diriger, un solide enseignement élémentaire des sciences est possible. Il n’a point le temps de s’arrêter aux curiosités et aux détails, c’est entendu; mais il faut en outre qu’il se résigne à ne pas tout enseigner; si même il a su éveiller chez quelques uns de ses élèves la curiosité scientifique, le goût de la connaissance pour elle-même, qu’il laisse inassouvie la faim qu’il a provoquée.
Malgré toute la sagesse et le tact du maître, cet enseignement sera envahissant, il le sera de plus en plus: se le dissimuler serait puéril. J’ai insisté plus haut sur l’impérieuse nécessité de laisser une place à l’histoire, aux lettres, aux arts; je voudrais dire un mot de l’enseignement moral. Il y a là des questions très graves, auxquelles il faut que les jeunes maîtres réfléchissent, afin de les résoudre partiellement, suivant la mesure de leurs forces.
Un enseignement séparé de la morale, si excellent qu’il soit, n’est pas suffisant. Parler du devoir et de la vertu est bien, mais ne suffit pas à faire aimer l’un et l’autre. Pour rendre la morale attrayante, il ne suffit pas de l’affirmer en termes abstraits: il faudrait que l’idée morale penétrât tout l’enseignement, qu’elle s’y diffusât partout. Cette nécessité a été vivement ressentie par les humanistes et les grands éducateurs chrétiens; ils ont su créer une longue tradition, où le souci du développement moral des enfants se montre clairement dans la choix des textes et des exemples; les uns et les autres étaient accessibles aux enfants. Les anciens nous ont conservé des exemples héroïques; ils ont su revêtir d’une forme très belle quelques idées simples, dont le souvenir éclate parfois en nous avec l’accent joyeux et impératif d’une sonnerie de clairon. Si, comme je le crois, l’étude des langues anciennes doit disparaître, il faut bien s’efforcer de retrouver ailleurs ce qu’elle apportait, de precieux pour la formation morale des enfants. Vouloir qu’on trouve la même vertu dans l’étude des sciences serait enfantin. Peut-on même espérer qu’on retirera de cette étude quelque bénéfice, à ce point de vue? C’est une question.
Quelques-uns répondront: non, en toute franchise. On va même plus loin, en soutenant que notre conscience morale n’a rien à faire avec la science: elle s’est constituée peu à peu, chez nos ancêtres, bien avant toute science; elle nous a été léguée telle quelle; c’est un trésor provisoire qui a été utile, pour la formation des sociétés, qui peut l’être encore, mais qui n’a aucune valeur réelle, et dont la science, en se développant, montrera la vanité; il n’est pas encore temps de le dire, et il convient, pour ne pas se faire de chagrin et n’en point, faire aux autres, de se laisser aller à l’observance des règles que l’hérédité et l’éducation nous ont inculquées.
Ce que l’on soutient ainsi de notre conscience morale, on peut aussi bien le soutenir de notre raison; comme elle, elle s’est formée avant la science et c’est elle pourtant qui a rendu la science possible. Qu’y a-t-il au fond de notre conscience? Nous jugeons que tous les actes n’ont pas la même valeur, que les uns sont bons, que d’autres sont mauvais; nous affirmons certaines obligations; nous nous réjouissons du bien, nous souffrons du mal que nous avons commis. C’est là un fait: nous sommes ainsi. Nous n’ignorons pas que nous nous trompons souvent, et que notre conscience est parfois mal éclairée. Il est fort probable qu’une connaissance moins imparfaite des conséquences de nos actes, de nous-mêmes et du milieu modifiera notre «table des valeurs»; je n’imagine pas qu’elle efface jamais toute différance de valeur entre nos actes; je n’imagine pas un homme qui ne distinguerait pas le bien du mal, pas plus qu’un homme qui ne distinguerait point le vrai du faux, ou qui n’admettrait pas le principe de contradiction. Il s’agit, c’est entendu, du bien et du mal relatifs à l’homme, comme du vrai et du faux; je me refuse à discuter sur ce qu’on appelle l’absolu. Relativement à nous, la conscience morale n’est pas un trésor provisoire, c’est le patrimoine essentiel, auquel ont droit tous les fils légitimes de la race. Notre conscience morale est l’expression, non de ce que nous sommes, mais de ce que nous tendons à être; elle est la règle et le ressort des activités, elle porte en elle l’obscure destinée de l’humanité.
Or, on voit bien que la science peut nous éclairer sur nos devoirs, qu’elle peut même nous en faire apercevoir de nouveaux: il est clair, par exemple, que beaucoup de règles d’hygiène prennent aujourd’hui un caractère moral, qui échappe de moins en moins aux esprits éclairés; cela, d’ailleurs, n’est pas nouveau, puisque plusieurs peuples anciens ont attribué une importance religieuse à des prescriptions purement hygiéniques; mais les règles de cette nature se multiplient et se multiplieront; leur importance, leur caractère obligatoire deviendront de plus en plus évidents.
Ce qui est beaucoup moins clair, c’est qu’on puisse tirer parti de l’enseignement des sciences pour exalter chez les enfants la sensibilité morale, pour leur faire aimer davantage le bien et haïr le mal, pour renforcer le sens de l’obligation. Est-il certain qu’on n’en peut rien tirer, que l’intelligence de la connexion des phénomènes n’ait rien à faire avec nos sentiments de solidarité et de responsabilité? Je voudrais bien que les moralistes et les savants apportassent une heureuse réponse à cette question, une réponse moins vague que la question.
Pour ma part, j’avoue que je ne vois guère d’autre élément moral dans l’ enseignement des sciences que le goût, l’amour, le respect de la vérité, l’effort patient dans son acquisition, la bonne habitude d’aller au bout de sa pensée, de reconnaître et d’avouer son ignorance, de ne pas juger par fantaisie. S’il en est ainsi, le souci de la vérité, dans l’enseignement, doit être sérieux et profond. Je demande la permission de finir en signalant quelques scrupules que je voudrais qu’on y apportât. Il ne suffit pas que l’enfant sache la vérité, il faut qu’il sache qu’elle est la vérité, qu’il se sente en possession de cette vérité. Dresser les élèves pour qu’ils soient capables de répondre à un examen, même d’appliquer correctement ce qu’ils ont appris, est insuffisant. Les élèves doivent arriver à distinguer ce qu’ils croient, ce qu’ils admettent, ce qu’il voient d’une vue synthétique, ce qu’il voient pleinement dans une démonstration parfaite. Le pis est qu’ils s’imaginent comprendre lors qu’ils ne comprennent pas: le maître qui s’arrange pour dissimuler les difficultés est coupable: l’enseignement de la vérité implique la franchise.
Cette franchise, dit-on, est impraticable: ni l’intelligence des enfants n’est assez mûrie, ni le maître ne dispose d’assez de temps: il sera impossible d’avancer.
Assurément il est impossible, même en mathématiques, de donner un enseignement purement logique: eh bien! qu’on y renonce franchement et qu’on le dise. L’Ecole italienne, en particulier, a poussé très loin l’étude des axiomes et des postulats; elle a su appliquer à cette étude des modes de raisonnement singulièrement précis et les résultats auxquels elle est parvenue ont le plus grand intérêt et pour la science mathématique et pour la connaissance de notre raison. Il est clair qu’une pareille étude suppose des esprit mûrs, elle appartient à l’enseignement supérieur; elle importe beaucoup aux futurs maîtres qui doivent savoir où sont vraiment les difficultés et comment on les lève. Personne assurément ne proposera d’enseigner la géométrie à des commerçants, en débutant par des généralités abstraites, où ils perdraient pied immédiatement. La conclusion pédagogique de toute cette critique pénétrante est bien assurée: puisque l’appareil logique dont on a l’habitude d’entourer les commencements de la géométrie est si imparfait, il faut se débarrasser de cet appareil encombrant, insupportable pour les enfants, il faut écarter ces démonstrations moins claires que les affirmations qu’elles prétendent établir, se contenter d’abord de décrire et d’analyser notre intuition naïve de l’espace. Que les figures soient encore imprégnées de matière, que ce soient des dessins ou des objets réels, qui se meuvent, se déplacent, se déforment. Lorsque les jeunes gens auront l’habitude des mathématiques, il sera temps de vider tout cela de la réalité qui y subsiste. En commençant, il convient d’admettre largement beaucoup d’affirmations, de les énoncer clairement, de les confirmer par la vue et le toucher, de n’avoir aucune prétention à les démontrer. On partira de ces affirmations et l’on ne regardera comme démontré que ce qui en résulte logiquement; mais, ensuite, qu’on n’introduise jamais aucune affirmation nouvelle, sans le dire. C’est là qu’il faut habituer peu à peu les éléves à distinguer ce qu’ils admettent et ce qu’on leur démontre.
Les démonstrations sans rigueur ne sont pas toujours à rejeter: elles donnent parfois une vue d’ensemble, incomplète sans doute, mais qui frappe l’esprit et que la mémoire évoque facilement; elles peuvent rendre ainsi plus de services aux élèves que certains raisonnements subtils, qu’ils ont trop de peine à retrouver. Mais le maître doit toujours dire, très haut, qu’elles ne sont pas rigoureuses et faire, autant qu’il lui est possible, toucher du doigt le point où elles pèchent. Il préparera ainsi le développement de l’esprit critique. Tout escamotage, de sa part, est une mauvaise action, et les résultats en sont déplorables. Parmi ses élèves, les sots, qui n’ont rien vu au tour de passe-passe, croiront avoir compris. Dans les esprits bien faits, il restera un trouble pénible; la plupart se sentiront liés par un raisonnement captieux dont ils ne peuvent se dégager et se défieront d’eux mêmes, tandis que la confiance des sots s’accroîtra. Par dessus le marché, le maître risque d’encourir le mépris de quelques uns de ses élèves, particulièrement intelligents.
En dehors des démonstrations qui ont un défaut grave, mais sans danger, lorsqu’il est signalé, il en est d’autres qui peuvent être rendues parfaitement rigoureuses, mais qu’il convient de présenter largement, pour aller plus vite et ne point fatiguer les élèves. Là encore le maître doit avertir ses auditeurs; les meilleurs complèteront d’eux mêmes ce qui manque, ou tout un moins, s’ils veulent passer outre et aller de l’avant, sauront qu’ils l’ont voulu.
Ces riflexions, auxquelles je me suis laissé aller, concernent principalement les mathématiques. Elles s’appliquent ailleurs, et les mêmes habitudes de franchise doivent se retrouver dans l’enseignement des sciences expérimentales: il faut que les élèves distinguent les faits, ceux qu’ils ont vus et ceux qu’on leur a décrits, les lois approchées, les théories, les hypothèses. Surtout, qu’on évite les explications verbales, les mots qu’ils s’habituent à répéter jusqu’à ce qu’ils se figurent qu’ils en saisissent le sens. Un excellent professeur de philosophie m’a raconté la façon dont il expliquait à ses élèves ce qu’est un noumène: il plaçait le mot dans une phrase où le contexte avait un sens; il s’ingéniait à le faire revenir de temps en temps; il interrogeait ses élèves, et leur suggérait des réponses où le noumène venait figurer, appelé par les termes qui l’avaient encadré. Au bout de quelque temps, les élèves avaient compris.
Quant il s’agit du noumène, je ne vois pas d’inconvenient à ce qu’on suive la méthode de mon vieil ami, lequel ajoutait que les enfants apprennent ainsi il parler. Quand on enseigne la science, c’est cette méthode-là qu’il faut éviter.
Surtout, qu’on ne présente jamais une hypothèse, si séduisante qu’elle soit, que comme une hypothèse. Une hypothèse n’a de valeur que par les faits qu’elle groupe et l’enchaînement qu’elle révèle entre les faits: l’accepter comme une réalité, c’est un reste de fétichisme.
- École normale supérieure, Paris.