Rivista di Scienza - Vol. I/La mécanique classique et ses approximations successives

Émile Picard

La mécanique classique et ses approximations successives ../L'économie et la sociologie au point de vue scientifique ../Il concetto di specie in Biologia: Avanti e in Darwin IncludiIntestazione 27 novembre 2013 100% Scienze

La mécanique classique et ses approximations successives
L'économie et la sociologie au point de vue scientifique Il concetto di specie in Biologia: Avanti e in Darwin
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LA MÉCANIQUE CLASSIQUE


ET SES APPROXIMATIONS SUCCESSIVES.


On entend souvent répéter qu’une des grandes conquêtes de la science actuelle est d’avoir montré que les transformations du monde physique se font d’après les lois de la Mécanique. Il semble que, pour beaucoup de nos contemporains peu familiers avec le véritable esprit des méthodes scientifiques, il y ait des lois et des principes de la Mécanique qui soient au dessus de toute atteinte. C’est là une mentalité dangereuse par le caractère trop absolu qu’elle tend à conférer à la science, oubliant que celle-ci est essentiellement mobile et n’est formée que d’approximations successives. Le développement de la Mécanique est à cet égard particulièrement instructif; sans entrer dans des détails historiques minutieux qui peuvent prêter discussions, et en se bornant aux traits généraux, on peut se rendre facilement compte des approximations successives qui ont conduit aux lois générales de notre mécanique classique actuelle et mettre en évidence les cercles vicieux apparents inséparables de la fondation de toute doctrine scientifique. Nous indiquerons en même temps les difficultés qui se sont successivement rencontrées et les tentatives faites pour les écarter.


I.


Les idées d’espace et de temps absolus furent sans doute familières de bonne heure aux premiers penseurs que ne troublèrent pas, fort heureusement pour le développement de la science, nos préoccupations modernes sur ce sujet.

L’espace était celui sur lequel raisonnaient les géomètres; mouvements et équilibres étaient rapportés à la terre regardée [p. 5 modifica]comme immobile. L’idée de force provint de la notion de l’effort correspondant au support d’un fardeau ou à la traction d’une corde attachée à un point fixe, et sans doute ou sut très tôt mesurer des actions statiques.

Nous rattachons au nom de Galilée la création de la dynamique dans un champ constant pour un point matériel. Le grand physicien, créant la cinématique des mouvements rectilignes uniformément accélérés, montra que la proportionnalité des vitesses aux temps entraine la proportionnalité des espaces aux carrés des temps. Il sut, par un effort génial, prouver que le plan incliné permettait de vérifier cette loi; on ne saurait trop admirer la manière, dont il établit que, pour un point pesant, la nature du mouvement est la même en chute libre et sur un plan incliné, en utilisant d’abord dans un raisonnement d’allure toute moderne le fait que les corps pesants tendent à descendre et non à monter, et rattachant ensuite le résultat qu’il a en vue à des expériences faites sur un pendule. Ses remarques sur le mouvement d’un projectile regardé comme un phénomène composé de deux mouvements indépendants l’un de l’autre joua un rôle essentiel dans l’élaboration d’un principe auquel on donna plus tard une grande généralité sous le nom de principe de l’indépendance de l’effet des forces et du mouvement antérieurement acquis.

Avec Galilée, nous étions dans un champ constant. Avec Huyghens, nous passons aux forces variables, et ses recherches sur la force centrifuge ont été capitales dans le développement de la Mécanique; en fait, on passe des champs constants aux champs variables par une suite de sauts brusques de plus en plus petits, suivant la méthode infinitésimale des mathématiciens. La notion de masse est bien confuse pour Huyghens, mais il n’en traite pas moins un problème alors extrêmement difficile, celui du pendule composé c’est à dire d’un corps solide pesant mobile autour d’un axe horizontal; il utilise à cet effet un postulat instinctif concernant le mouvemente du centre de gravité d’un système pesant et qui revient au fond au théorème des forces vives.

On considère généralement Newton comme ayant constitué définitivement la dynamique. Il généralise le concept de force, et, quoique il regarde d’une manière peu heureuse la masse comme étant la quantité de matière, il sent le premier avec netteté qu’il y a dans chaque point matériel une [p. 6 modifica] constante caractéristique du mouvement, différente de son poids: c’est la masse. Il semble que le concept de masse se soit introduit pour la première fois avec précision, quand on remarqua que la pesanteur peut imprimer à un même corps dès accélérations différentes comme il fut reconnu par les observations du pendule de Richer, et qu’on eût rapproché de ce fait l’expérience de Newton sur les pendules formés de matières diverses; on décrit souvent cette dernière expérience en disant que, en un même lieu, tous les corps tombent avec la même vitesse dans le vide, quelle que soit la matière dont ils sont formés. La dynamique de différents points matériels dans divers champs constants s’est trouvée ainsi édifiée peu à peu, et on put écrire que la force est égale au produit de la masse par l’accélération. Le fait rappelé plus haut que, dans un même champ constant, l’accélération du mouvement produit est la même, que le point matériel soit par exemple en fer ou en cuivre, est fondamental dans notre dynamique. On a émis récemment quelque doute sur sa généralité, et quelques uns ne seraient pas étonnés qu’il ne fût pas vrai pour les corps fortement radio-actifs, et qu’un morceau de radium tombât moins vite dans le vide qu’un morceau de fer, mais on comprend que les expériences tentées à ce sujet aient besoin d’être discutées avec un soin extrème.

Dans l’étude des champs constants, la force s’est trouvée successivement définie de deux manières différentes, d’abord par des mesures statiques, et ensuite à un point de vue dynamique par l’intermédiaire des accélérations correspondant aux champs. Aucune relation n’était à priori nécessaire entre ces deux évaluations, et nous devons regarder comme un résultat expérimental que les nombres représentant les forces envisagées au point de vue dynamique et au point de vue statique sont proportionnels.


II.


Nous avons indiqué sommairement comment on avait été conduit à la relation, d’après laquelle le vecteur représentant la force est égal au vecteur accélération multiplié par la masse; c’est l’équation fondamentale de la dynamique du point matériel. Elle appelle plusieurs remarques importantes, et il faut noter le caractère approché des expériences de Galilée et de Newton, et l’interprétation qui en a été faite tout [p. 7 modifica]d’abord. On partait du concept d’un espace et d’un temps absolus; quoique l’on connût le mouvement de rotation de la terre auquel on rapportait la mesure du temps, on faisait abstraction de ce mouvement dans l’interprétation des expériences relatives à la chûte des graves. Il y a là une de ces approximations fréquentes dans l’histoire des sciences, où fort heureusement la petitesse des perturbations laisse un caractère simple à un phénomène complexe. Le développement de la Mécanique aurait été tout autre si la terre avait tourné beaucoup plus rapidement autour de sou axe, les expériences sur le plan incliné et sur le pendule se présentant alors avec une complication qui eût permis difficilement de formuler des principes simples. Il est bon de ne jamais perdre de vue le caractère accidentel du développement scientifique.

Il peut sembler au premier abord que la relation indiquée entre la force et l’accélération définit tout simplement la force, et on se demande alors quel intérêt elle présente. Elle ne sera en effet utile pour renseigner sur le mouvement d’un point et permettre de prédire ce mouvement, que si on connait la force autrement que par cette relation.

Un premier cas se présente, où on utilise l’identité admise entre les points de vue statique et dynamique. C’est celui où la force peut être mesurée directement et se trouve fonction de la position du point dans le champ; les trois équations constituent les équations différentielles du mouvement permettant, pour des conditions initiales données, de prédire celui-ci. Il peut arriver encore que la force ne puisse être mesurée statiquement d’une manière effective, mais que, pour certains mouvements particuliers du type de celui que l’on étudie, on trouve pour les composantes de la force des fonctions déterminées, en s’aidant de certaines observations. Ou pourra admettre qu’il en est ainsi pour tous les mouvements se produisant dans le champ, et on retombe alors sur le cas précédent. L’histoire de la gravitation universelle offre un exemple de cette circonstance, les mouvements particuliers étant ceux des planètes autour du soleil supposé fixe, et les observations étant résumées dans les lois de Kepler.

Bien d’autres cas pourraient être examinés, mais ceci suffit à mettre en évidence que l’équation fondamentale de la dynamique du point matériel, qui a trouvé son origine dans certaines expériences très particulières relatives à des [p. 8 modifica]champs constants, constitue seulement un moule dans lequel nous cherchons à enfermer la représentation analytique des phénomènes, moule qui va s’étendre aux systèmes matériels. Il ne faut pas se payer de mots, quand on parle de cette loi générale du mouvement; rien n’en peut mieux fixer le sens exact que son histoire et quelques exemples de son application, comme nous venons essayer de le faire.


III.


Je parlais tout à l’heure de cercles vicieux apparents qui se présentent dans l’histoire des sciences; ces cercles vicieux, tels seulement pour un esprit d’une logique trop absolue, ne sont que la conséquence du progrès dans les approximations successives qui forment la Science. Il est facile de se donner le plaisir d’en citer des exemples. Ainsi Newton ayant, par une extension hardie, tiré des lois de Kepler les lois de la gravitation universelle, une conséquence de ces dernières lois fut de montrer que la troisième loi de Kepler ne pouvait être exacte. C’est que le soleil avait été supposé d’abord immobile, et que, étudiant ensuite la question d’une manière plus générale, on considéra le soleil comme lui-même en mouvement par rapport aux étoiles fixes (qui elles-mêmes d’ailleurs sont mobiles. Mais, heureusement pour nous, les masses de toutes les planètes sont très petites par rapport à la masse du soleil, et les lois de Kepler sont très approchées; c’est grâce à cette circonstance favorable de très petits rapports de masses qu’il a été possible d’arriver aux lois de la gravitation universelle.

Il y a des étoiles doubles, dont on connait la distance à la terre et pour lesquelles il a été possible de mesurer les masses des composantes, que l’on a trouvées sensiblement égales. Tout porte à penser qu’il existe de même des systèmes triples d’étoiles pour lesquels les masses sont aussi du même ordre de grandeur. Plaignons les habitants de ces astres éloignés, qui cherchent à faire de la Mécanique céleste. Il n’y a pas pour eux d’astre dominant avec des lois de Kepler, et il n’y a pas une première approximation dont ils puissent partir. Les choses doivent leur paraître d’une effroyable complication, si tant est que la mesure de la simplicité soit la même pour leur intelligence que pour la nôtre.

L’attraction de deux masses rentre dans le type de ces [p. 9 modifica]forces considérées plus haut, dont la loi est fournie par certaines observations particulières et ensuite généralisée. À ce point de vue la question se pose à peine d’approfondir la nature de l’attraction; l’essentiel est de pouvoir la mesurer statiquement comme l’a fait Cavendish avec sa balance. Cette attraction à distance est cependant pour les physiciens un grand scandale; il est dans l’esprit de la physique moderne que les actions doivent s’exercer par l’intermédiaire d’un milieu, et il est étrange que l’attraction paraisse faire exception. On pourrait évidemment se demander s’il y a une bien grande différence, au point de vue des principes, entre une action à très petite distance et une action à grande distance; mais on croit s’entendre suffisamment quand on distingue entre les actions moléculaires et les actions à distance sensible.

Quoiqu’il en soit, des théories dans le genre de celles de Lesage qui attribuait l’attraction aux impulsions communiquées aux corps par les particules d’un milieu très subtil sont pleines d’intérêt, mais d’aucune d’elles on ne peut tirer jusqu’ici de conséquences susceptibles d’une vérification expérimentale. L’attraction reste une force étrange qui ne semble pas avoir de propagation, et n'est altérée ou déviée par aucune substance connue. Il n’y a pas d’écran pour la gravitation; la découverte d’un tel écran aurait d’immenses conséquences, tant au point de vue pratique qu’au point de vue théorique. Seul le héros d’un roman de H. Wells, Les premiers hommes dans la lune, a connu une substance imperméable à l’attraction qui lui permit, au moyen d’une sphère enduite de cette substance, de se rendre dans notre satellite où il a laissé son secret.

Avant d’arriver à cette substance merveilleuse, on résoudra sans doute d’autres problèmes moins lointains. C’est ainsi qu’on s’est proposé récemment de reprendre dans un liquide des expériences analogues à celles de Cavendish, et il se pourrait que la mesure de l’attraction newtonienne entre deux corps plongés dans un liquide modifiât quelques unes de nos idées à ce sujet.


IV.

L’ensemble des travaux de Galilée, de Huyghens et de Newton avait conduit à regarder que les circonstances [p. 10 modifica]déterminantes du mouvement produisent des accélérations. On fut ainsi conduit à poser en principe que la rapidité avec laquelle change l’état dynamique d’un système isolé dépend d’une manière déterminée de son état statique seul. Il fut donc postulé, plus ou moins explicitement, que les changements infiniment petits qui surviennent dans un système isolé dépendent uniquement de l’état actuel de celui-ci, c’est à dire que les accélérations de ses divers points sont des fonctions (que des lois physiques font connaître pour chaque catégorie de phénomènes) des coordonnées de ces points. Ces relations constituent les équations différentielles du mouvement du système, et le produit de la masse par l’accélération qu’elles font connaître représente la force agissant sur le point, provenant des autres parties du système; on a, dans chaque cas particulier, à discuter la possibilité de la mesure statique de ces forces.

On supposa en outre que tous les systèmes isolés sont conservatifs, en entendant par là qu’il y a pour l’ensemble des forces un potentiel dépendant uniquement de la position relative de ses diverses parties et que, par suite, la force vive du système (produit de la somme des masses par les carrés des vitesses) est une fonction de même nature. D’ailleurs cette hypothèse permet à elle seule de retrouver les expressions des accélérations en fonction des coordonnées, si on admet, et c’est là un point capital, que à un moment donné on peut se donner arbitrairement la position et la vitesse des points du système, de sorte que dans le mouvement de notre système de n points, il y ait 6n constantes arbitraires.

Ainsi se trouvèrent peu à peu élaborés les principes généraux de notre Mécanique classique; et il est essentiel de remarquer que, dans ces conditions, les équations du mouvement ne changent pas si, désignant le temps par t, on change t en — t, car seules les dérivées secondes figurent, dans les relations.

Nous avons supposé le système isolé. Un système non isolé S fait partie d’un système isolé plus vaste Σ, et l’on peut concevoir les équations précédentes relatives au système total Σ. Dans la partie de ces équations relatives aux points de S figureront des forces provenant de Σ sur ces points; c’est là un embarras considérable pour former les équations du mouvement de S seul. Souvent les forces provenant des [p. 11 modifica]parties de Σ extérieures à S pourront être regardées pratiquement comme ne dépendant que des coordonnées des points de S, et nous aurons alors le système S se déplaçant dans un champ de forces extérieures fonction des coordonnées de ses points; les équations du mouvement de S seront de même forme que plus haut. Le système isolé formé par un point pesant et la terre en offre l’exemple le plus simple, quand on traite du mouvement de ce point en regardant comme constant le champ de la pesanteur.

Les équations du mouvement sont susceptibles d’une forme différente, quand la position du système, par suite de certaines liaisons, dépend seulement d’un nombre p de paramètres moindres que 3n, et que les forces provenant de ces liaisons sont regardées comme ayant un potentiel constant. On aura alors un système de p équations; la solution générale dépendra de 2p constantes arbitraires, qui pourront être les valeurs des paramètres et de leurs dérivées premières à un moment donné. Ici, comme plus haut, les équations ne changeront pas, quand on changera t en — t, c’est à dire que l’on renversera le mouvement en changeant le sens des vitesses. On pourra alors remonter le cour du temps, conclusion bien grave sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure.

Nous venons de dire les lois générales de ce que nous avons appelé la Mécanique classique. Le principe fondamental, d’où elles découlent, est, comme nous l’avons vu, que les changement infiniment petits à partir d’une position dépendent seulement de l’état statique actuel. Or on aperçoit de suite des exceptions, au moins apparentes, à ce principe. Nous voyons constamment autour de nous des mouvements s’éteindre par suite de résistances passives telles que la viscosité et le frottement; ce sont là les cas les plus simples où le principe ne parait pas pouvoir être conservé. Souvent, on se tire pratiquement de la difficulté, en ajoutant des forces ne dépendant pas seulement de la position. Ainsi, pour un corps en mouvement dans un fluide, on ajoutera des forces dépendant de la vitesse, dont des expériences auront déterminé la loi dans certain cas particuliers; telle est pour un corps dans l’air la résistance proportionnelle au carré de la vitesse dans des limites assez étendues. Pour deux corps solides frottant l’un contre l’autre, on ajoutera une force tangentielle dite de frottement, qui rend dans la pratique de [p. 12 modifica] grands services, mais sur la quelle nous ne sommes guère plus renseignés aujourd'hui qu'au temps de Coulomb qui en a fait connaître les lois encore admises. Il est même singulier, notons le incidemment, que des études nouvelles n'aient pas été tentées sur un sujet aussi important, avec toutes las ressources qu'offre l'expérimentation moderne, de façon à nous faire sortir d'un empirisme par trop grossier.

Quoiqu'il en soit, si, au point de vue des applications, nous pouvons nous en tirer plus ou moins heureusement par l'introduction de forces d'une autre nature, s'en suit-il que nous devons rejeter définitivement le principe fondamental? C'est là une grave question que nous devons examiner.


V.


On peut soutenir que les exemples cités ne sont pas en opposition avec le principe fondamental de la dynamique classique. Dans le cas d'un corps en mouvement dans un fluide, en portant notre attention seulement sur le corps, nous sommes bien obligés d'introduire des forces dépendant des vitesses, mais il n'en serait plus nécessairement de même si nous considérions l'ensemble du corps et du fluide. Les molécules du fluide situées en avant du corps sont, peut-on dire, beaucoup plus rapprochées les unes des autres que les molécules placées en arrière, et c'est cette configuration qui règle le mouvement. Il en est de même dans le cas du frottement; les forces de frottement ne seraient que des forces apparentes. Ici encore nous portons notre attention sur un trop petit nombre d'éléments; l'introduction d'un plus grand nombre de variables, par exemple d'éléments relatifs aux déformations des corps en contact qui sont dissymétriques par rapport au mouvement, pourrait montrer encore que celui-ci est réglé à chaque instant par l'état statique.

Je généraliserai et préciserai ces vues particulières en reprenant les équations différentielles de la dynamique classique avec les p paramètres dont dépend la position du système. Je suppose que ces paramètres puissent se partager en deux groupes, les uns correspondant à des variables visibles que nous pouvons mesurer et sur lesquelles nous pouvons avoir action, les autres étant des variables cachées, échappant à nos mesures, et sur lesquelles nous ne pouvons agir; soit q le nombre des premières (q < p). Nous devons regarder que [p. 13 modifica] l’intégrale des équations différentielles du mouvement ne dépend pas ici de 2p arbitraires, mais seulement de 2q; car, à un instant déterminé, nous disposons seulement des variables visibles et de leurs dérivées premières.

On comprend alors que tous les mouvements, possibles pour nous, puissent dans certains cas s’éteindre. Une grosse difficulté se trouve ainsi écartée relativement au changement de t en — t dans les équations. Il reste toujours que les équations ne sont pas modifiées par ce changement, mais il n’est pas possible néanmoins de remonter le cours du temps, car nous ne pouvons, à un moment donné, changer le signe de toutes les dérivées premières, puis qu’il y en a p — q dont nous ne disposons pas. Il n’est donc pas impossible qu’un système irréversible puisse être conservatif et obéisse aux lois générales de la Mécanique classique.

De telles considérations ne plaisent pas, je le sais, à beaucoup de physiciens qui les trouvent arbitraires et infécondes. Je ne crois pas cependant qu’on puisse systématiquement refuser d’introduire des variables cachées, ou des masses cachées, comme disaient Helmholtz et Hertz. L’éther qui est formé de masses cachées joue un rôle essentiel en optique et en électricité, et que deviendraient les chimistes sans les atomes et les molécules qui sont, eux aussi, des masses cachées. L’introduction de variables cachées peut sans doute être délicate, mais de toutes parts, surtout en électricité, nous voyons aujourd’hui s’introduire do tels éléments, et il ne semble pas que ce labeur ait été infécond.

Il se pourrait même que certaines variables cachées devinnent des variables visibles grâce aux perfectionnement des méthodes de mesures, et il est loisible de faire le rêve que notre puissance sur les choses s’agrandira à mesure que q se rapprochera de p; nos approximations en mécanique deviendront ainsi de plus en plus serrées. Les cas chimérique, où p serait égal à q nous ramènerait à la réversibilité complète: nous pourrions alors remonter le cours du temps.


VI.


Que doit-on entendre par explication mécanique des phénomènes? C’est une question sur laquelle on est loin d’être d’accord. Si on adopte les points de vue qui précèdent, regardant tous les systèmes isolés comme conservatifs, il ne [p. 14 modifica] peut y avoir hésitation. On aura l’explication mécanique d’un phénomène quand on sera arrivé, par l’introduction de variables visibles et cachées convenables, à le regarder comme faisant partie d’un système conservatif plus ample. Cette réponse est précise, mais elle incite à poursuivre un but peut-être chimérique et reste, en tous cas, très théorique. Si on veut une réponse plus pratique, il faut se contenter d’à peu près, comme on le fait le plus souvent.

Aux forces de la mécanique classique, on ajoute des forces du type des actions dues aux viscosités et aux frottements dont la loi est déterminée par un empirisme plus ou moins grossier; les équation formées avec cette addition permettent alors d’étudier le mouvement, et on dit, c’est là le sens le plus ordinaire de l’expression, que l’on a une explication mécanique. Pour voir sous son vrai jour ce que peut recouvrir ce mot d’explication et ne pas se faire d’illusions, il suffit de se reporter à certains problèmes de frottement, surtout quand il y a des roulements dont les lois sont si mal connues.

Revenant au point de vue théorique, on peut se demander si on ne pourrait pas généraliser la dynamique classique, en la rendant plus compréhensive. C’est ce qu’avait déjà cherché Laplace au commencement de la Mécanique Céleste. Au lieu, d’admettre que l’impulsion de la force est proportionnelle à la vitesse, il suppose qu’elle soit une certaine fonction de la vitesse. Les principes généraux du mouvement se présentent alors sous un nouveau point de vue; ce que nous avons appelé la masse dépend en général de la vitesse, et cette conséquence n’est pas pour déplaire aujourd’hui où on croit entrevoir des cas où la masse varie avec la vitesse, quand celle-ci se rapproche de la vitesse de la lumière. Dans cette dynamique généralisée, le principe de l’énergie subsiste en modifiant convenablement la définition de la force vive1.

Dans toute cette étude, les lois exprimant nos idées sur le mouvement se sont trouvées condensées dans des équations différentielles, c’est à dire des relations entre les variables et leurs dérivées. Il ne faut pas oublier que nous avons en définitive formulé un principe de non-hérédité, en supposant que l’avenir d’un système ne dépend à un moment donné que de [p. 15 modifica] son état actuel, ou d’une manière plus générale (si on regarde les forces comme pouvant aussi dépendre des vitesses) que cet avenir dépend de l’état actuel et de l’état infiniment voisin qui précède. C’est une hypothèse restrictive et que, en apparence au moins, bien des faits contredisent. Les exemples sont nombreux, où l’avenir d’un système semble dépendre des états antérieurs: il y a hérédité. Dans des cas aussi complexes, ou se dit qu’il faudra peut-être abandonner les équations différentielles et envisager des équations fonctionnelles, où figureront des intégrales prises depuis un temps très lointain jusqu’au temps actuel, intégrales qui seront la part de cette hérédité. Les tenants de la Mécanique classique pourront cependant prétendre que l’hérédité n’est qu’apparente, et qu’elle tient à ce que nous portons notre attention sur un trop petit nombre de variables. Il en sera ici comme il en était plus haut, mais dans des conditions plus complexes encore.

On voit assez, par ce qui précède, les difficultés que présente la notion d’explication mécanique des phénomènes naturels. Il est nécessaire de les constater, car avant tout le savant ne doit pas se laisser abuser par les mots. Mais il n’y a pas là matière à découragement. Bien au contraire. Il est vraiment extraordinaire que, au milieu de la complexité des apparences, l’homme aît pu, servi par d’heureux hasards dont nous avons signalé quelques uns chemin faisant, arriver à débrouiller, superficiellement au moins, un tel cahos. Le passé répond de l’avenir. Après les premières approximations en viendront d’autres d’ordre plus élevé nous rapprochant du but idéal, dont l’homme de science a le sentiment, et auquel il croit sans pouvoir d’ailleurs le définir avec précision.

Paris.

Note

  1. Dans des pages remarquables, MM. E. et F. Cosserat ont récemment repris, en les développant, les idées de Laplace.