Scientia - Vol. VII/La diversité de fortune des deux principes de la thermodynamique
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LA DIVERSITÉ DE FORTUNE
DES DEUX PRINCIPES DE LA THERMODYNAMIQUE
On a bien des fois, — et pas assez encore à mon gré, — signalé l’inégale attitude du public cultivé à l’égard des deux principes de la thermodynamique. Philosophes, médecins, hommes du monde, savent et répètent que «l’énergie se conserve». Bien peu soupçonnent que les transformations de l’énergie se font de préférence dans un sens, à l’exclusion du sens opposé.
Quelle est l’origine de cette inégale diffusion des deux grandes lois qui gouvernent la science physique tout entière? Quelle est la raison de ce que j’ai appelé, dans une étude sur la littérature scientifique au XIXe siècle, 1, «la diversité de fortune» des deux principes de la science de l’énergie! C’est ce que je voudrais examiner en étudiant un point, assez mal connu, de l’histoire de la science: l’histoire du mot même d’énergie. Le sens complexe ou, pour mieux dire, le double sens dans lequel ce mot fut employé par ses auteurs, ou ses parrains, nous donnera la clef d’un contresens devenu banal, et qui lui-même reste encore aujourd’hui l’obstacle capital à l’intelligence du principe de Carnot.
I.
L’un des fondateurs de la thermodynamique, l’ingénieur écossais Macquorn Rankine, se plaignait et s’étonnait déjà, en 1867, de trouver une opinion réfractaire à la seconde loi de la science de l’énergie:
«La thermodynamique, disait il, est une science moderne fondée sur deux lois, dont la première consiste dans la convertibilité de la chaleur en puissance mécanique, et de celle-ci en chaleur, tandis que la seconde détermine l’étendue ou la mesure de la conversion réelle dans des circonstances données. On peut dire que, dans le cours de ces dernières années, la première loi a été vulgarisée; maintes fois on en a fait le texte de publications diverses, de cours publics conçus en vue de captiver l’intérêt par la clarté des explications et le prestige d’une parole élégante, par des expériences intelligibles aux personnes peu familiarisées avec les abstractions des théories scientifiques.
«La seconde loi, non moins importante que la première, reconnue, elle aussi, presque dès la même époque, comme un principe fondamental et absolument essentiel de la nouvelle théorie, a été beaucoup moins considérée par les vulgarisateurs (que nous ne voulons pas confondre avec les auteurs d’ouvrages didactiques); et il en résulte que la plupart des personnes qui ne puisent pas à d’autres sources leur instruction scientifique restent dans l’ignorance de cette loi, dont elles ne soupçonnent même pas l’existence. Pour cette dernière raison, le mal est pire qu’une ignorance absolue: si une demi-science n’a pas de danger en elle-même, c’est à la condition qu’on sache bien que ce n’est pas la science complète.
«Je n’ai pas la prétention de combler ici une lacune regrettable; je me borne à la signaler aux hommes doués du précieux talent de la vulgarisation. J’indique les motifs qui peuvent les porter désormais à comprendre également, et au même titre, les deux lois générales de la thermodynamique dans ces expositions lucides qui s’adressent principalement aux gens du monde2…»
Du fait lui-même qu’invoque Rankine, on trouverait des preuves multiples, qui viennent corroborer son témoignage.
C’est depuis longtemps, que l’opinion était prête à accueillir plus favorablement toute idée de stabilité et de conservation, que l’idée de dissipation et de déperdition qu’implique le principe de Carnot. On sait que Laplace avait victorieusement réfuté les idées de Newton sur les perturbations apportées à la marche du système solaire par les attractions réciproques des planètes; il avait montré qu’en dépit de ces perturbations, le système solaire est stable, sans qu’il y ait à recourir à «ces vaines hypothèses» qui consisteraient à faire, de temps en temps, intervenir le Créateur pour rétablir l’ordre troublé. Et Fourier, ayant à prononcer l’éloge de Laplace, caractérisait ainsi son œuvre, en ce style majestueux, d’ampleur et de perfection classiques, qui était celui des savants français du début du XIXe siècle:
«Dans l’ensemble des recherches de Laplace, disait Fourier, on doit remarquer surtout celles qui se rapportent à la stabilité des grands phénomènes; aucun objet n’est plus digne de la méditation des grands philosophes. En général, la nature tient en réserve des forces conservatrices et toujours présentes qui agissent aussitôt que le trouble commence, et d’autant plus que l’aberration est plus grande. Elles ne tardent point à rétablir l’ordre accoutumé. On trouve dans toutes les parties de l’Univers cette puissance préservatrice. La forme des grandes orbites planétaires, leurs inclinaisons varient et s’altèrent dans le cours des siècles: mais ces changements sont limités. Les dimensions principales subsistent, et cet immense assemblage de corps oscille autour d’un état moyen, vers lequel il est toujours ramené. Tout est disposé pour l’ordre, la perpétuité et l’harmonie».
Le rythme de ces périodes harmonieuses devait bercer toute une génération. Quoi d’étonnant si cette génération s’est trouvée réfractaire à la notion de phénomènes irréversibles?
Sans se poser la question de savoir si notre monde physique, dans sa complexité, est bien assimilable à un ensemble de systèmes analogues à notre système solaire, on a inconsciemment transporté du ciel sur terre, le résultat de Laplace, et l’on en est venu à ne plus apercevoir la perte continue de «puissance motrice», la disparition non compensée «d’énergie utile», qui accompagne tous les phénomènes physiques qui se passent sous nos yeux.
Un peu avant Laplace, Lavoisier avait proclamé la conservation de la masse dans les réactions chimiques et donné la formule lapidaire: «rien ne se crée, rien ne se perd». C’était une raison nouvelle pour que les esprits fussent préparés à la découverte des grandeurs qui, dans le monde physique, possèdent la propriété de l’invariance; pour qu’ils fussent orientés vers la recherche de ce qui, comme la masse, est permanent.
M. Henri Poincaré a bien montré le rôle de cette tendance générale des esprits dans la découverte simultanée du principe de la conservation de l’énergie en plusieurs points de l’Europe savante. Ce qui a fait germer la pensée commune, c’est bien moins les principes scientifiques de Laplace, de Lavoisier et de Fourier, que «cette métaphysique supérieure» d’une époque qui, suivant le mot du géomètre Poinsot, «domine les principes de la science et les éclaire».
Lorsque Sadi Carnot, en 1824, était venu, dans ce concert de dithyrambes en l’honneur de la stabilité des choses, jeter une note discordante, en considérant la «puissance motrice» comme une chose qui n’est point gratuite et qui se détruit, il n’est pas surprenant qu’il ne fût pas entendu de ses contemporains. On doit moins encore s’étonner que la découverte du principe de l’équivalence ait, tout d’abord, rejeté dans l’ombre les idées de Carnot. Bohn déclarait en 1865 que Robert Mayer avait «le mérite incontestable d’avoir nié le principe de Sadi-Carnot».
Et pourtant, à cette époque, en 1865, Clausius avait depuis longtemps concilié l’idée essentielle de Carnot avec le principe de l’équivalence. Lord Kelvin, alors William Thomson, avait montré la fécondité des conceptions de Carnot, d’où il avait tiré la notion de température absolue. A quel point la pensée scientifique resta longtemps encore, après Clausius et Thomson, imprégnée d’idées contradictoires au principe de Carnot, c’est ce que nous rappellerons par quelques exemples caractéristiques, nous réservant de chercher ensuite pourquoi cette résistance tenace à une idée d’une légitimité désormais démontrée.
II.
L’opuscule célèbre de Helmholtz sur la conservation de la force, «die Erhaltung der Kraft», a eu beaucoup plus de retentissement que la conférence qu’il fit sept ans plus tard, en 1854, à Koenigsberg, sur les transformation réciproques des forces naturelles «Ueber die Wechselwirkung der Naturkräfte»; dans cette dernière conférence, le physicien allemand admirait la pénétration de Thomson, «qui, dans les équations de Carnot et de Clausius, avait su lire l’arrêt de mort de l’univers»; puis, laissant de côté toute la partie purement philosophique de l’œuvre de Thomson, il indiquait comme hors de conteste ce résultat mis en évidence par le physicien anglais: «de ce qu’aucune minime partie de force ne peut s’anéantir, on ne peut conclure qu’elle ne puisse rester stérile pour l’usage de l’homme».
Mais dans le livre célèbre de Tyndall, «la chaleur considérée comme mode de mouvement», livre traduit presque en toutes les langues, traduit en français par l’infatigable vulgarisateur qu’était l’abbé Moigno et traduit en allemand par Helmholtz lui-même, il n’y avait plus aucune trace de cette notion de perte d’énergie utile, de force rendue stérile pour l’usage de l’homme: tout le livre tendait à la démonstration éxclusive de l’idée de conservation.
«Chaque système solaire, disait l’auteur à la dernière page, répand son énergie comme la nôtre, mais toujours sans infraction à la loi, qui voit l’immutabilité dans le changement, qui admet des transformations incessantes, mais sans gain ni perte finale. Cette loi est la généralisation inattendue de l’aphorisme de Salomon: qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, - en ce sens qu’elle nous apprend à retrouver partout la même puissance primitive dans l’infinie variété de ses manifestations. On ne peut rien ajouter à la nature, on n’en peut rien retrancher… La loi de conservation exclut rigoureusement et la création et l’annihilation».
Dans le concert de louanges qui accueillit de toutes parts le livre de Tyndall, «livre écrit dans un style charmant, et qui est sans contredit la plus précieuse contribution à la littérature scientifique publiée depuis plusieurs années» disait le Scientific American - la seule critique vint de la Grande-Bretagne: le collaborateur de Thomson, le compatriote et l’ami de Rankine, Peter Guthrie Tait, dénonça dans le livre de Tyndall la méconnaissance systématique de l’idée de dissipation ou de dégradation de l’énergie, méconnaissance inadmissible de la part d’un savant qui écrivait en 1862, alors que les mémoires fondamentaux de Clausius et de Thomson sur le principe de Carnot sont tous antérieurs à 1855.
Tyndall avait l’excuse de n’être pas seul à méconnaître Carnot; par malheur, il fit école. La grande discussion de priorité où il soutint brillamment, contre son compatriote Joule, les titres de Robert Mayer à la découverte du principe de l’équivalence, est à cet égard bien caractéristique. On ne peut, à la vérité, savoir mauvais gré ni à Tyndall, ni à Joule, de n’avoir pas connu, sur l’équivalent mécanique de la chaleur, le mémoire posthume da Sadi Carnot qui n’a été mis au jour que beaucoup plus tard, et qui, s’il eût paru du temps de Carnot, eût assuré à ce grand homme l’honneur d’avoir fondé seul la thermodynamique entière.
Mais qu’ils ne citent pas son nom parmi les fondateurs de la science nouvelle, c’est ce qui est à peine compréhensible; Joule ne peut être suspect d’ignorer ce qui s’est publié en France: au plaidoyer de Tyndall en faveur de Mayer, il oppose de longues citations de l’ouvrage du français Marc Seguin, publié en 1839, sur «l’influence des chemins de fer», et il conclut, non sans quelque injustice dans le partage des mérites, que «si Rumford, Seguin et Mayer, doivent être regardés comme les précurseurs de la doctrine nouvelle», la doctrine elle-même est l’œuvre collective de lui, Joule, et ensuite «de MM. Thomson, Rankine, Helmholtz, Hortsmann, Clausius et autres».
En 1867, Paul Desains, l’auteur des premières expériences précises sur le spectre infrarouge, rédigeait, à l’occasion de l’exposition universelle, un «Rapport sur les progrès de la science de la chaleur depuis le début du siècle»; et ne citait même pas le nom de Carnot.
Plus tard, en 1879, Berthelot, dans son essai de mécanique chimique, donnera encore une énumération des fondateurs de la thermodynamique tout à fait analogue à celle de Joule, et où le nom de Carnot ne figure pas.
Mais revenons à l’époque de Tyndall. En 1867, paraît une traduction française, due toujours à l’abbé Moigno, d’un autre ouvrage de vulgarisation anglais: la Corrélation des forces physiques, de Grove. Et la traduction paraît, complétée par des notes de «M. Seguin aîné», c’est-à-dire du même Marc Seguin, neveu de Montgolfier, dont le livre «de l’influence des chemins de fer» était longuement cité par Joule.
Grove, — avec des idées métaphysiques fort différentes de Tyndall — professe, presque dans les mêmes termes, les mêmes doctrines sur la «conservation de la force», avec la même absence des réserves nécessaires. Il ne cite Carnot que pour indiquer en quoi Seguin, dès 1839, l’a combattu, d’ailleurs justement: Seguin se refusait à admettre que, dans la locomotive, la chaleur de la chaudière fût rendue à l’air qui tient lieu de condenseur, avec une simple chute de température, sans être en partie détruite.
Après avoir rappelé les principes de la conservation de la matière, «les raisons, dit Grove, qui portent à admettre la même doctrine de la non-création et du non-anéantissement en ce qui concerne les forces, sont puissantes au même degré». C’est toujours de conservation de forces ou de force, — au pluriel ou au singulier — qu’il est question dans ces écrits. On pouvait espérer que la substitution du mot énergie au mot force, qui a incontestablement apporté plus de correction à l’énoncé du principe, y apporterait aussi plus de clarté: ainsi que nous le verrons, c’est le contraire qui est arrivé.
Herbert Spencer, avec sa vaste curiosité de science, se montre moins ignorant que la plupart de ses contemporains en ce qui concerne la notion de déperdition d’énergie utile ou de dégradation d’énergie. Il cite, d’après une traduction anglaise, la conférence de Helmholtz «uber die Wechselwirkung der Naturkräfte». Mais on le sent imprégné, malgré tout et avant tout, de la pensée de conservation. C’est elle qui est l’élément dominant dans cet extraordinaire mélange de pensées originales et d’erreurs grossières qui constitue la théorie de «l’instabilité de l’homogène».
On sait comment Spencer a mis en circulation cette formule célèbre qui a participé à la fortune du positivisme anglais. Il pose en principe que l’homogénéité est toujours instable et que les phénomènes naturels tendent à la création d’hétérogénéités. Quand la diversification est poussée à l’extrême, il admet qu’il se produit, au contraire, un retour à l’homogène, et que la vie de l’univers matériel peut n’être qu’une série infinie d’oscillations entre le chaos et l’équilibre, entre un état de dissolution et un état de concentration. Ces développements ont pénétré l’imagination des physiciens et des philosophes: on en trouve le souvenir un peu partout, depuis les ouvrages de géologie, qu’imprègne souvent l’idée du «cycle géologique», jusqu’aux spéculations métaphysiques d’un Nietsche, que hante l’idée d’un «retour éternel» des choses. Nous avons dit ailleurs comment Spencer commet dès le début une confusion inadmissible: confondant stabilité avec immobilité, il cite comme exemple d’instabilité le fléau de balance oscillant autour de la position horizontale, sans s’apercevoir que la possibilité d’effectuer ainsi des oscillations à droite et à gauche d’une position d’équilibre est précisément la définition de l’équilibre stable. Et s’il a l’occasion de donner des exemples réels, et bien choisis, d’homogénéité instable, comme celui de la nébuleuse, il oublie que la différentiation n’est possible que quand elle correspond à une dégradation d’énergie, et que c’est là le caractère commun aux phénomènes d’allure opposée que nous voyons se produire également dans la nature. Dans le plus simple des changements physiques, le passage de l’état liquide à l’état de vapeur, nous saisissons déjà ce double rythme de la formation d’une masse hétérogène, suivie de retour à un état homogène: dans les deux phases de cette transformation il y a déperdition d’énergie libre, d’abord dans la transformation progressive du liquide en une masse mi-liquide, mi-gazeuse, puis dans le changement final de cette masse hétérogène en une vapeur homogène. De même, un cycle géologique comportant la transformation en pénéplaine, par l’érosion, d’un plateau accidenté, puis la restauration d’un relief montagneux par un soulèvement de la croûte terrestre, n’est composé dans ses deux phases que de phénomènes entraînant dégradation d’énergie; et quand le cycle est fini, quelque chose s’est usé et perdu sans retour. L’énergie libre du globe est devenue moindre. Les philosophes à qui la radioactivité a suggéré l’espoir de démontrer le «retour éternel», ont omis de remarquer que les deux phénomènes opposés, dont l’alternance serait, d’après eux, le résumé de la vie des mondes, à savoir la concentration des nébuleuses en astres distincts, puis la dissociation de la matière en électrons, sont l’un et l’autre des phénoménes entraînant disparition d’énergie libre: ce sont tous deux des phénomènes d’allure inverse, mais ayant un caractère, essentiel commun: tous deux dégagent de la chaleur. Ils ne diffèrent que comme diffère une combustion spontanée d’une explosion spontanée, — la combustion du phosphore ou l’explosion de la nitroglycérine, toutes deux exothermiques. Et le monde que la physique du XXe siècle a découvert, pas plus que celui que nous connaissions, ne nous présente jamais cette alternance de phénomènes restaurateurs et de phénomènes destructeurs d’énergie utilisable, qu’il faudrait imaginer pour qu’il y eût ainsi un rajeunissement périodique de l’univers matériel. Il ne nous présente, — jusqu’ici tout au moins, — que des phénomènes destructeurs d’énergie utilisable.
Et cela suffit pour conclure que, si Spencer avait médité longuement sur la seconde loi de la thermodynamique, s’il n’avait pas été aveuglé par l’idée fixe de la «permanence de la force», il aurait mieux compris quel est le caractère commun à tous les phénomènes naturels, et n’aurait pas donné à la différentiation des propriétés dans un milieu homogène, une importance et un rôle qu’elle n’a pas dans la nature. Mais, d’autre part il faut reconnaître que la lecture de ces chapitres des Premiers Principes (chap. XIX à XXII.), révèle un souci de la «dissipation du mouvement» et du «progrès universel vers l’équilibre», où s’accuse une connaissance, peut-être insuffisante, mais en tous les cas nouvelle, de la dégradation de l’énergie. Et nous assistons vraiment ici au premier essai d’introduction de cette loi dans le domaine de la spéculation philosophique.
III.
C’est vers la même époque, aux environs de 1870, que nous voyons apparaître nettement dans les ouvrages anglais d’enseignement et de vulgarisation, le second principe de la thermodynamique. En 1870, paraissent deux traductions françaises de deux ouvrages anglais récents: la «conservation de l’énergie» de Balfour Stewart; et l’«esquisse historique de la théorie dynamique de la chaleur», de Tait.
Dans la «conservation de l’énergie», la place prépondérante est tout naturellement réservée au premier principe de la thermodynamique; mais ici le second n’est plus ignoré. Un chapitre (sur six) est conservé à la «dissipation de l’énergie».
«Thomson, dit Stewart, observa qu’il y avait entre ces deux lois (transformation de chaleur en travail, ou de travail en chaleur) une différence des plus importantes et des plus significatives; le travail se transforme en chaleur avec la plus grande facilité, mais il n’est pas de méthode, au pouvoir de l’homme, permettant de transformer toute la chaleur en travail. Le phénomène n’est pas réciproque, et il en résulte que l’énergie mécanique de l’univers se change, chaque jour, de plus en plus en chaleur.... Il y a, par conséquent, quoique dans un sens strictement mécanique, conservation d’énergie; et cependant, au point de vue de l’utilité et de l’intérêt des êtres vivants, l’énergie de l’univers est en voie de destruction. La chaleur universellement diffusée constitue ce que nous pouvons appeler l’amas des matériaux de rebut de l’univers; et cet amas s’augmente d’année en année. À l’époque actuelle, il n’a pas une grande importance, mais qui peut assurer qu’il n’arrivera pas un temps où nous aurons pratiquement conscience de son accroissement?»
J’ai dit, ailleurs, en quoi ce temps me semble bien arrivé: notre indifférence coupable, — faite de la conviction erronnée que, dans la nature, «rien ne se perd» — a laissé trop souvent arracher le tapis végétal des pentes de nos montagnes, et par là nous avons restreint, sur notre terre, la fonction chlorophyllienne, et diminué la faculté que garde la nature de produire des transformations artificielles, restauratrices d’énergie libre, qui viennent compenser en partie les transformations naturelles dissipatrices d’énergie. De la même chaleur solaire, en un pays déboisé, s’extrait une moindre proportion d’énergie chimique libre susceptible d’être mise en réserve; et ainsi la somme des énergies de rebut de l’univers s’accroît d’une façon manifeste.
Tait insiste sur les mêmes considérations. Et un peu plus tard, dans une série de conférences sur les progrès récents de la physique, il exposera en des pages remarquables, et trop peu connues, le mécanisme des transformations d’énergie dans la production du froid par détente; et il introduira dans le langage de la physique les expressions «d’énergie dégradée» et de «dégradation de l’énergie» que nous jugeons bien préférables à celles de «dissipation de l’énergie» et «d’énergie dissipée», parce que celles-ci ont l’inconvénient d’impliquer l’idée d’une contradiction apparente avec le principe de la conservation de l’énergie.
Vers la même époque, Maxwell écrivait cet admirable petit livre, «Theory of Heat», auquel il donnait pour sous-titre: «leçons élémentaires sur la thermométrie, la calorimétrie, la thermodynamique et la dissipation de l’énergie». En 1891, M. Mouret le traduisait en français sur la huitième édition anglaise. Maxwell indiquait dès la première page son souci des phénomènes dans lesquels une partie de l’énergie est rendue inutilisable comme source de travail, et qu’il classe sous le nom de «phénomènes de dissipation de l’énergie». Il introduit dans ce livre, pour désigner l’énergie susceptible de servir à produire du travail, l’expression d’«available energy» «énergie utilisable» qui a été depuis, très heureusement, reprise par M. Gouy.
Cette forme qu’ont donné les Anglais au principe de Carnot: la destruction progressive des espèces utilisables de l’énergie, la baisse de valeur ou de qualité de l’énergie, est la forme sous laquelle il nous paraît, au moins dans l’état actuel des esprits, le plus facilement accessible aux intelligence cultivées.
Clausius n’avait pas attendu les physiciens anglais pour chercher à répandre les idées de Carnot, qu’il avait, le premier, montrées compatibles, moyennant une correction de forme, avec le principe de l’équivalence de la chaleur et du travail. L’une des variétés de l’aphorisme «rien ne se perd», étendu à l’ensemble de l’univers matériel, était énoncé dans la formule: «l’énergie de l’univers demeure constante». À cette formule, Clausius a non pas opposé, mais juxtaposé la formule: «l’entropie de l’univers va toujours en augmentant», formule malheureuse et qui a soulevé des objections légitimes, devenues inconsciemment des objections à l’idée même qu’exprime le principe de Carnot. Nous reviendrons sur cette influence fâcheuse du mot même d’entropie. Bornons-nous à signaler que si, en Allemagne et en France, les travaux de Clausius furent trop peu connus du grand public, il serait exagéré de dire que personne, en dehors des physiciens, n’y prit garde. Dans son livre: «Le matérialisme et la science» le philosophe français Caro donnait des citations très étendues de Clausius lui-même et du physicien Athanase Dupré. Mais quelques exemples isolés ne sauraient empêcher que, vers le milieu du dernier demi-siècle, l’opinion ne restât encore très ignorante du second principe de la thermodynamique, et beaucoup plus sur le continant qu’en Angleterre.
IV.
Il est temps de répondre à la double question que nous avons annoncé l’intention de résoudre: quelle est la raison de cette longue ignorance et, plus particulièrement, de cette différence dans l’état d’ignorance, de différents pays, à l’égard d’une des lois essentielles de la physique? C’est à la dernière partie de la question que nous entreprendrons de répondre en premier lieu.
En France, on a connu Sadi Carnot, d’abord à travers Clapeyron, puis à travers Clausius. À Clapeyron nous devons l’introduction en thermodynamique du diagramme volume-pression qui n’est autre que celui de l’indicateur de Watt. Il a donne le premier, la représentation graphique du cycle d’opérations que décrit la machine parfaite de Carnot. Et il a exposé et développé les idées de Carnot, au point d’en tirer des conséquences intéressantes; aussi son commentaire a-t-il longtemps commandé tout l’exposé élémentaire du principe de Carnot. Il en est résulté que l’idée de «cycle de Carnot» et de représentation graphique de ce cycle, au lieu de rester l’idée d’un mode de raisonnement admirablement simple, mais enfin d’un simple mode de démonstration, a fini par masquer l’idée du principe même. Il y a une vingtaine d’années, lorsque dans des traités semi-élémentaires, — intermédiaires entre l’ouvrage de physique destiné aux étudiants d’universités et l’ouvrage didactique écrit pour les commençants — on voulait donner de la théorie de la chaleur une idée un peu complète et qui ne se bornât pas exclusivement aux déterminations de l’équivalent mécanique, on ne manquait pas de consacrer au «cycle de Carnot» une place qui eût été plus utilement réservée à quelques considérations générales sur le principe de Carnot dans le cas des phénomènes irréversibles, et sur la dissipation ou la dégradation de l’énergie.
L’impression laissée dans l’esprit par de tels ouvrages, est que, tandis que l’on gardait une notion concrète de la conservation de l’énergie, sans estimer qu’il fut nécessaire d’avoir présente à l’esprit aucune démonstration mathématique, on ne jugeait pas possible d’énoncer l’idée essentielle qui constitue le principe de Carnot sans le secours d’un appareil algébrique peu aisément accessible. Dans les livres tout à fait modernes, au contraire, et dont quelques uns sont excellents, on a pu rendre familière, même à l’enseignement élémentaire, l’idée du second principe sous la forme d’idée de la dégradation de l’énergie.
Mais Clausius est responsable, pour une part peut-être plus grande encore, de la lenteur qu’a mise à se répandre le principe de Carnot. Si la gloire lui appartient, sans conteste, d’avoir dégagé des idées inexactes qui y étaient mélées, le principe de Carnot, et s’il en a donné un énoncé indépendant de la considération spéciale du cycle de Carnot, il a introduit dans la science cette notion «prodigieusement abstraite» de l’entropie dont il a montré lui-même la fécondité, mais qui est, au moins en apparence, incomparablement plus inaccessible que celle de l’énergie. Elle a donné lieu à des confusions et des erreurs d’interprétation de la part des plus grands savants. Qu’il suffise de rappeler que, longtemps, Tait a pris pour l’entropie la grandeur que Clausius appelait entropie, mais changée de signe, et que le premier disait: «l’entropie décroît», là où le second avait dit «l’entropie augmente».
À vrai dire, Clausius ne s’est pas borné à énoncer le principe de Carnot sous le nom de principe de l’augmentation de l’entropie: il lui a donné un autre nom, sous lequel il n’est pas suffisamment connu, celui de principe de l’équivalence des transformations.
Les transformations d’énergie qui se font dans la nature ne sont pas également aisées dans les deux sens. Les unes sont naturelles, les transformations inverses peuvent être dites artificielles; (je préfère ces épithètes aux épithètes de positive et négative qu’emploie Clausius). Sont naturelles: la transformation du travail mécanique en chaleur, celle de l’énergie électrique en chaleur. Au contraire, la transformation de la chaleur en travail est une transformation artificielle, qui n’est jamais intégrale.
Clausius examine un autre type de transformation d’énergie: c’est le simple passage de chaleur d’un corps à un autre à température différente. Le passage de chaleur d’un corps chaud à un corps froid est manifestement une transformation naturelle. Le passage inverse, de chaleur prise à un corps froid pour la reporter sur un corps plus chaud, est une transformation artificielle d’énergie: c’est celle que réalisent les appareils producteurs de froid; et Clausius énonce le principe de Carnot sous cette forme, à la fois très correcte et répondant à une idée aisée à concevoir: «une transformation artificielle ne peut jamais s’accomplir que si elle est compensée par une transformation naturelle an moins équivalente».
L’énoncé quantitatif des conditions auxquelles deux transformations inverses sont équivalentes requerra naturellement l’emploi du calcul, mais l’idée fondamentale peut être inculquée avant qu’on ait abordé ce calcul.
Ainsi l’on aurait pu, sans s’écarter même du mode d’exposition de Clausius, faire comprendre le second principe de la thermodynamique. Par malheur, cette méthode a été très peu suivie; il est très peu d’ouvrages où il soit question du principe de l’équivalence des transformations. C’est que le mot d’entropie a, dans l’œuvre de Clausius, attiré l’œil du lecteur, trop hypnotisé par un désir de symétrie qui a voulu un mot pour chacun des deux principes, aussi bien celui qui s’exprime par une inégalité que celui qui s’exprime par une égalité. Et comme il n’est pas possible d’expliquer à un lecteur non spécialiste ce qu’est l’entropie, le principe «de l’augmentation de l’entropie» est resté, pour les rares personnes qui, en dehors des physiciens, en ont entendu parler, quelque chose de très mystérieux, d’irréductible au langage usuel, tandis que, pour ces mêmes personnes, le principe de la «conservation de l’énergie» est devenu une notion courante.
C’est pourquoi, dans les pays où l’on s’est inspiré de Clausius dans l’enseignement de la thermodynamique, le second principe est moins familier aux esprits que dans la Grande-Bretagne où l’on a suivi Tait et Maxwell.
Mais ce ne sont là que différences de degré. Partout encore l’opinion a de la peine à comprendre que, si la science nous garantit la conservation de quelque chose à l’intérieur d’un microcosme isolé, elle ne nous garantit point la conservation du mouvement et de la vie dans ce microcosme; et que, s’il y a quelque chose qui ne se perd pas, il est faux de dire que rien ne se perd. Cette disposition d’esprit qui rend si difficile l’intelligence du principe de Carnot, est due, comme nous l’avons déjà dit, à cette rhétorique de la conservation universelle en honneur depuis le XVIIe siècle et particulièrement brillante dans la première moitié du XIXe. Mais cette influence, au lieu d’être combattue, a été renforcée par l’introduction dans la science du mot énergie et par l’équivoque trop durable que ce mot a entretenu.
V.
Ce que la public appelle énergie, ce n’est pas ce que Lord Kelvin a défini l’énergie. C’est ce que Mayer et les anciens physiciens appelaient «la force», c’est ce que Sadi Carnot appelait puissance motrice, ce qui a été nommé, depuis, énergie utilisable, énergie libre, motivité thermodynamique, ce qui représente en définitive l’utilité, la valeur, le prix que peut avoir pour nous un système matériel; et l’on n’attache d’importance à ce principe de la conservation de l’énergie, que parce que l’on croit à la conservation de la puissance motrice ou de l’énergie utilisable. En vain des physiciens éminents ont ils dénoncé cette confusion, comme M. Gouy l’a fait dans son mémoire sur l’énergie utilisable, comme M. le Chatelier l’a fait dans ses principes de l’énergétique. Le contresens a la vie dure: s’il est à ce point tenace, nous croyons en avoir trouvé la raison en étudiant ses origines historiques. Les premiers physiciens qui ont appliqué à la grandeur aujourd’hui définie par ce mot le terme d’énergie, ont cru faire usage d’un vocable vraiment neuf; en réalité ils ont pris un mot dont le sens était virtuellement déterminé et était tout autre; et, chose pire, il leur est arrivé d’employer le terme d’énergie dans le sens où le vulgaire l’emploie aujourd’hui, de capacité de produire du travail utile. C’est ce qui, selon nous, est a la fois l’explication et l’excuse du contresens si répandu qui fait confondre «l’énergie» tout court, l’énergie du physicien, celle qui se conserve, avec l’énergie utilisable ou libre, qui, elle, représente bien la valeur d’un système matériel, mais qui ne se conserve pas.
Dans le mémoire où il défend, devant la société philosophique de Glasgow, son expression d’énergie potentielle contre les critiques de Sir John Herschel, Macquorn Rankine déclare qu’au commencement du XIXe siècle, «le mot énergie a été substitué par le docteur Thomas Young à celui de vis viva pour désigner la capacité de produire du travail due à la vitesse acquise; et l’emploi du même mot, à une époque toute récente, a été étendu par sir William Thomson à une capacité, de quelque nature qu’elle soit, de produire du travail, — to capacity of any sort for performing work. — Il n’est pas douteux, ajoute Rankine, que le mot énergie ne soit tout spécialement adapté à cet objet; non seulement, sa signification est parfaitement d’accord avec l’étymologie: ἐνεργεια; mais le mot énergie n’a jamais été, dans des écrits scientifiques proprement dits, employé en différents sens, et ainsi tout danger d’ambiguité est évité. Il m’est apparu, par conséquent, que ce qui restait à faire, était de doter le substantif énergie d’adjectifs appropriés pour distinguer entre l’énergie d’activité et l’énergie de configuration. Le couple d’adjectifs antithétiques bien connu: «actuelle» et «potentielle», m’a semblé exactement approprié à ce but; et, en conséquence j’ai proposé les expressions «énergie actuelle» et «énergie potentielle» dans le mémoire auquel j’ai renvoyé.
«J’ai été encouragé à persévérer dans l’emploi de ces expressions par le fait qu’elles ont été immédiatement approuvées et adoptées par Sir William Thomson; c’est là un fait auquel je suis porté à attribuer, dans une large mesure, la rapide extension de leur emploi au cours d’une période aussi courte dans l’histoire de la science que quatorze ans3».
Tait, dans son «Esquisse de la théorie dynamique de la chaleur», confirme ces renseignements, en les complétant sur un point. C’est à Lazare Carnot que l’on doit la première idée de donner un nom spécial à «l’énergie potentielle» qu’il appelait «force vive latente».
«Le terme d’énergie est dû à Young, celui d’énergie potentielle à Rankine. L’idée d’énergie potentielle semble avoir été émise pour la première fois par L. N. M. Carnot, qui parle de la force vive latente. (Principes de l’équilibre et du mouvement, Paris, 1803) et par W. Thomson, qui l’appelle Énergie statique4».
Thomson lui-même, dans son grand mémoire sur la théorie dynamique de la chaleur, publié dans le Philosophical Magazine en 1862, indique en note qu’une certaine intégrale qui représente la quantité totale de travail que le fluide est capable de fournir, peut évidemment, — obviously — être appelée «énergie mécanique de la masse fluide». Il ajoute qu’il a, pour la première fois, fait usage de cette dénomination dans une communication à la Société royale d’Edimbourg, le 15 décembre 1851.
Cette courte communication, qui n’est pas reproduite, sous sa forme originale, dans les «Mathematical and physical papers» de Sir W. Thomsom, a pour titre: Sur les quantités d’énergie mécanique contenues dans une masse fluide, à divers états définis par la température et la densité5».
Si on a fourni de la chaleur à un fluide, gaz ou vapeur, pour l’échauffer et le dilater, l’excès de cette chaleur, — évaluée en unités mécaniques (c’est à dire à raison de 425 kilogrammètres par grande calorie), — sur le travail produit par le fluide en se dilatant représente la valeur mécanique du travail qu’il pourrait restituer. C’est cet excès de la chaleur fournie au fluide sur le travail qu’il a produit, dans le cas d’une modification élémentaire de la température et de la densité, que W. Thomson définit comme la variation élémentaire de l’énergie mécanique du fluide.
Dans le grand mémoire ou il a développé les idées simplement indiquées dans la communication à la Société royale d’Edimbourg, Thomson revient sur cette notion d’énergie mécanique contenue dans un fluide dans un état donné.
«L’énergie mécanique totale d’un corps peut être définie6 comme la valeur numérique de tout l’effet qu’il pourrait produire, en chaleur émise et en résistances vaincues, s’il était refroidi à fond (cooled to the utmost) et amené à un état d’expansion indéfinie ou de contraction indéfinie, suivant que les forces qui agissent entre ses particules sont attractives ou répulsives, quand tous les mouvements thermiques sont arrêtés en lui. Mais, dans notre état actuel d’ignorance relativement au froid absolu, et à la nature des forces moléculaires, nous ne pouvons pas déterminer cette énergie mécanique totale pour une portion de matière., et nous ne pouvons pas non plus être sûrs qu’elle n’est pas infiniment grande pour une portion de matière. Donc il est convenable de choisir un certain état comme état de comparaison pour le corps dont il s’agit, et d’user, sans autre qualificatif, de ce terme d’énergie mécanique, en entendant par là que l’on se reporte à un état donné; de telle sorte que «l’énergie mécanique du corps dans un état donné» désignera l’équivalent mécanique des effets que le corps pourrait produire en passant de l’état où il se trouve à l’état initial, ou la valeur mécanique de l’effort total (the whole agency) qui serait requis pour amener le corps de l’état initial a l’état où il se trouve».
Ce n’est pas ici le lieu d’insister sur la préoccupation si intéressante qu’affiche Thomson, de ne pas exclure la possibilité d’une quantité d’énergie pratiquement indéfinie dans une portion limitée de matière. La découverte de la radioactivité nous conduisant à admettre que même un atome de corps simple contient une provision d’énergie énorme: rien n’est changé par là aux conclusions de la thermodynamique, relatives aux variations d’énergie dans le passage d’un état à un autre.
Mais si la fonction définie par Thomson d’une façon très claire, et par l’expression mathématique qu’il considère et par la traduction qu’il donne de cette formule en langage ordinaire, satisfait parfaitement à la condition de la conservation; il faut bien reconnaître que le terme qu’il a choisi d’«énergie mécanique», et les commentaires qu’a provoqués cette dénomination, prêtaient facilement à une fausse interprétation.
Ce que Thomson appelait «énergie mécanique» d’un corps, Clausius l’a nommé simplement «énergie» et c’est certainement préférable.
En effet, quand Thomson définit l’énergie mécanique totale d’un corps par la valeur numérique de tout «l’effet qu’il pourrait produire en chaleur émise et en résistances vaincues», il ne dit pas du tout qu’on sera maître d’utiliser intégralement cette énergie en résistances vaincues, plutôt qu’en chaleur émise. Il dit simplement que, s’il arrive que, dans un cas, on tire du corps plus de travail et moins de chaleur, dans un autre, moins de travail et plus de chaleur, travail et chaleur évaluée en unités mécaniques, feront dans les deux cas, une somme constante. Mais ce qu’il risque de laisser entendre aux lecteurs, c’est que cette énergie mécanique totale est susceptible d’être utilisée à volonté sous forme de chaleur ou de travail et, en particulier, d’être intégralement employée à produire du travail mécanique. Et cela est si vrai que Rankine définira plus tard l’énergie «une capacité quelconque de produire du travail» (capacity of any sort for performing work).
Cette définition pourrait convenir à la puissance motrice de Carnot. Elle ne convient pas à ce que Thomson a appelé «l’énergie mécanique d’un fluide».
Thomson n’a pas tardé à s’en rendre compte.
Que deux corps matériels soient en présence, isolés du reste du monde. Ils peuvent échanger entre eux travail et chaleur. Il résulte de la définition de leur «énergie mécanique», que ce que l’un des deux gagne en énergie mécanique, l’autre le perd. La somme de leurs énergies ou l’énergie du système isolé qu’ils forment reste constante. L’«énergie mécanique» de ce système, au sens de Thomson, se conserve; mais sa capacité d’accomplir du travail ne se conservera pas.
Dans un mémoire sur la restauration de l’énergie mécanique d’un corps inégalement chauffé, le même Thomson s’exprime ainsi: «quand la chaleur s’est diffusée par conduction d’une partie à une autre d’un système inégalement chauffé, le corps est mis dans un état tel qu’il est impossible d’en tirer autant d’effet mécanique d’espèce non thermique qu’on en aurait tiré du corps dans son état primitif. Par conséquent, si le corps est donné dans une enveloppe imperméable à la chaleur, avec ses différentes parties à différentes températures, une dissipation d’énergie mécanique en lui, se poursuivant jusqu’à ce que les températures soient les mêmes dans toutes ses parties, ne peut être évitée qu’en restaurant immédiatement une portion de son énergie en égalisant la température de toutes ses parties, par l’opération des machines thermodynamiques parfaites».
À la première phrase, Thomson ajoute une note bien caractéristique. Le mémoire était écrit en 1852. Dans la note ajoutée le 14 Février 1853, Thomson déclare qu’au lieu de «effet mécanique d’espèce non thermique», il aurait dit simplement «énergie potentielle», s’il avait eu connaissance, au moment où il rédigeait son mémoire, de cette «admirable» expression, employée depuis Rankine. On comprend très bien ce que la formule «effet mécanique d’espèce non thermique» peut avoir de choquant. C’est l’affirmation que ce que l’on a défini comme «l’énergie mécanique» d’un système ne peut produire qu’une dose limitée, sans cesse décroissante, d’effets d’«espèce non thermique», c’est-à-dire d’effets mécaniques proprement dits. C’est l’affirmation qu’il arrivera un moment où toute l’énergie mécanique d’un système isolé sera passée sous forme thermique, incapable de produire aucun effet d’une autre espèce. Cette «capacité d’accomplir un travail» que l’on cherchait à définir par la périphrase d’«effet mécanique d’espèce thermique», n’est donc certainement pas «l’énergie mécanique» de Thomson.
Est-ce du moins «l’énergie potentielle» de Rankine? La note ajoutée par Thomson à son mémoire donnerait à croire qu’il l’a pensé un moment. Là encore, il a dû reconnaître que l’expression nouvelle, quelque heureuse et «admirable» qu’on la suppose, ne saurait être prise dans le sens d’aptitude à produire un effet utile.
VI.
«Dans tous les cas, dit Tait, où l’énergie est dormante, elle prend le nom d’«énergie potentielle7».
L’idée de distinguer l’énergie dormante et l’énergie active était excellente, et elle trouve une application légitime en mécanique pure. Dans un système conservatif, il y a constance de la somme des deux termes: énergie statique et énergie dynamique, avait dit tout d’abord Thomsom, — énergie potentielle et énergie actuelle, a dit ensuite Rankine, — énergie potentielle et énergie cinétique, ont dit enfin Thomson et Tait, qui ont fait adopter ce terme d’énergie cinétique pour représenter la demi-force vive ou «la quantité de travail qu’une masse peut développer en vertu de son mouvement 8»;
Mais en créant ces deux expressions symétriques: énergie potentielle, énergie actuelle, Rankine avait eu de plus hautes ambitions. Il avait prétendu créer une nomenclature qui fût générale, et permît de ranger en deux catégories et eu deux seulement toutes les formes diverses de l’énergie.
Pour Rankine «l’énergie actuelle ou sensible est une condition mesurable, transmissible et transformable dont la présence est cause qu’une substance tend à changer son état à un ou plusieurs points de vue. En cas de tels changements, l’énergie actuelle disparait et est remplacée par:
«L’énergie potentielle ou latente, qui est mesurée par le produit d’un changement d’état par la résistance contre laquelle est fait ce changement.
«La force vive de la matière en mouvement, la chaleur thermométrique, la chaleur rayonnante, la lumière, l’action chimique et les courants électriques sont des formes d’énergie actuelle. Celles de l’énergie potentielle sont les puissances mécaniques de la gravitation, de l’élasticité, de l’affinité chimique, de l’electricité statique et du magnétisme9».
Rankine donne comme formule de la loi de conservation, que la somme des énergies potentielle et actuelle de l’univers demeure constante. Son but est de rechercher la loi suivant laquelle se font les transformations d’énergie entre les formes actuelle et potentielle.
Il n’arrive pas à tirer de sa classification un énoncé général et simple pour la loi de transformation, parce que cette classification, tentative intéressante mais prématurée, est très arbitraire. Si toutes les formes supérieures de l’énergie pouvaient être classées au nombre des énergies potentielles, et les formes inférieures au nombre des énergies actuelles, la loi de transformation serait très simple à formuler; on aurait tendance continuelle au passage d’énergie potentielle sous la forme actuelle. Par malheur, il n’en saurait être ainsi dès que l’on range dans la catégorie des énergies actuelles, à la fois l’énergie cinétique d’une masse matérielle en mouvement, et la chaleur thermométrique: la première est de qualité égale à celle de l’énergie potentielle de gravitation, par exemple, et directement transformable en énergie de réserve; la seconde est, par excellence, le type de la forme inférieure d’énergie.
Dans le cas particulier d’une masse fluide qui peut être échauffée et produire du travail en se dilatant, l’énergie cinétique ou actuelle du mouvement visible des molécules matérielles du fluide est souvent négligeable, et les échanges réciproques ne se font qu’entre les trois termes: travail extérieur, chaleur, énergie potentielle. L’énergie potentielle représente bien, en ce cas, la capacité de produire des effets d’espèce non thermique; et dans le cas d’un système isolé formé de plusieurs de ces masses fluides, ce serait bien l’énergie potentielle propre au système qui, constamment, irait diminuant.
Mais, en général, il n’y aurait pas identité entre cette énergie potentielle, — même ce mot étant pris dans le sens large que lui donne Rankine — , et la capacité de produire du travail utile que possède un système matériel.
C’est cette «capacité», qui, décidément, n’est pas «l’énergie mécanique», que Thomson cherche à baptiser d’un nom commode et pour laquelle il proposera un jour à Tait, sans d’ailleurs s’y arrêter, le terme de motivité thermodynamique.
Dès ses premiers écrits, Rankine se vit reprocher par Sir John Herschel d’avoir, par son expression d’énergie potentielle, réduit à une tautologie le principe de la conservation de l’énergie et «substitué un truisme à un grand fait dynamique». Rankine répondit que l’on doit, au contraire, toujours viser à «noter les relations physiques par des mots spécialement adaptés à exprimer les propriétés de ces relations». Dans le cas présent, par exemple, énergie actuelle et énergie potentielle sont définies de manière à vérifier cette proposition: que quand un corps ou un système de corps éprouve un gain dans un système d’énergie, il en perd sous une autre forme; en d’autres termes, que la somme des énergies actuelle et potentielle, est «conservée», — cela résulte des définitions, de manière à sonner comme un truisme, — mais quand il est prouvé par l’expérience et l’observation qu’il y a des relations conformes entre les objets réels répondant à la définition, ce qui, autrement, eût été un truisme devient l’expression d’un fait. Une définition ne peut être vraie ou fausse; car elle n’affirme rien, elle se borne à dire: «tel mot ou telle expression doit être employé en tel sens», mais elle peut être réelle ou fantastique, suivant que la description qu’elle contient correspond ou non à des phénomènes réels. Quand, par l’aide de l’expérience et de l’observation on a trouvé un système de définitions qui possède la réalité, la précision et la qualité d’être comple et (thcompleteness) la réduction d’un fait physique à l’apparence d’un truisme est souvent une conséquence inévitable de l’usage du terme ainsi défini10». Rankine conclut que «le fait de donner à une loi physique l’apparence d’un truisme, loin d’être matière à objection, est la preuve que la définition choisie est en étroite harmonie avec la réalité».
Sans doute, il est exact que la définition d’un terme non encore défini, n’est pas, à priori, vraie ou fausse; elle est réelle ou «fantastique». Mais le seul fait qu’on a donné un nom à une grandeur «fantastique» peut la faire prendre pour une grandeur réelle. Et ce qui est grave, ce ne serait pas, comme le reprochait Herschel à Rankine, d’avoir donné à une grande loi physique, vraie, l’allure d’un truisme, mais d’avoir donné l’allure d’un truisme à une fausse loi physique. M. Henri Poincaré remarquait, dans sa Thermodynamique, que, si l’on a admis si longtemps l’indestructibilité du calorique, c’est parce que l’on parlait du «fluide calorique»; on avait beau, dès lors, définir correctement le calorique, on sous-entendait qu’il se conservait. Le terme d’énergie a donné lieu à une confusion aussi grave et qui dure encore: or, il n’est pas douteux que, plus que personne, par l’addition des deux épithètes symétriques: actuelle et potentielle, Rankine a travaillé à le populariser.
La confusion, nous sommes maintenant en mesure de préciser en quoi elle consiste. Lord Kelvin avait, à coup sûr, le droit de définir comme il l’a fait «l’énergie mécanique», ou, simplement, «l’énergie», d’un corps matériel, et sa définition est devenue la définition admise par l’unanimité des physiciens. Mais déjà, par ce mot énergie, on sous-entendait autre chose: Rankine lui-même en témoigne de la façon la plus formelle, puisque, dans la phrase où il croit pouvoir affirmer que le mot n’ayant jamais été employé dans des écrits scientifiques, «tout danger d’ambiguité est écarté», il donne au mot énergie le sens de capacité de produire du travail. Ce qu’on peut reprocher au créateur de l’Énergétique, ce n’est donc pas d’avoir donné l’apparence d’un truisme à la grande loi de la conservation de l’énergie, le mot d’énergie étant compris en son vrai sens, conforme à la définition, la seule légitime, de lord Kelvin; c’est, au contraire, d’avoir donné l’apparence d’un truisme à la fausse loi de la conservation de la «capacity for performing work».
Et c’est là qu’il faut chercher la raison capitale de la lente diffusion de la loi qui régit les transformations de l’énergie. Pour des personnes habituées à ne pas mettre en doute la conservation de la capacité de produire du travail, le sens dans lequel se font les échanges d’énergie n’a pas d’intérêt.
La première tâche qui s’impose au physicien, s’il a l’ambition de communiquer au public cultivé une idée un peu moins incomplète et inexacte de la Thermodynamique, c’est donc de rectifier l’opinion erronée qui est trop répandue sur le sens du mot énergie. Il n’y a qu’une définition correcte de l’énergie; celle de lord Kelvin: elle est, à la vérité, un peu compliquée; mais celle qui consisterait à définir l’énergie d’un corps par le travail qu’il est capable de rendre serait à coup sûr, plus courte, plus claire, plus conforme, peut-être, à l’étymologie; en revanche, elle aurait l’inconvénient d’être, non pas incorrecte, mais tout à fait fausse. Quiconque aura bien compris la distinction entre «l’énergie» du physicien, et d’autre part «l’énergie utilisable» ou «puissance motrice», sera guéri une fois pour toutes de la dangereuse illusion que propage la formule mensongère: «Rien ne se perd».
Clermont-Ferrand, Université.
Note
- ↑ Petit de Julleville, Histoire de la langue et de la littérature française, des origines à 1900. ― T. VIII; Chap. XI; p. 597 et suiv.
- ↑ Annales de Chimie et de Physique. 5e série, t. XII; 1867.
- ↑ Philosophical Society of Glasgow, 23 Janvier 1867. Rankine, Scientific papers, p. 229.
- ↑ Tait, Esquisse historique. Traduction Moigno. Paris, Gauthier-Villars, 1870, p. 73.
- ↑ Proc. R. S. Edinburgh t. III, p. 90-91.
- ↑ Math. and. Phys. papers, I, p. 222.
- ↑ Esquisse historique, p. 73.
- ↑ Thomsom et Tait, Energy. Good Works, 1863.
- ↑ Rankine, On general law of the transformation of energy. Philos. Magaz. vol. V, 1853, p. 106.
- ↑ Scientific papers; p. 229.