Rivista di Scienza - Vol. II/La fonction du sommeil
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LA FONCTION DU SOMMEIL
I. - Le problème.
Pourquoi dormons-nous?
Dans les sciences biologiques, le mot «pourquoi» peut s’entendre de deux façons. Il peut signifier «par quel mécanisme», «comment», c’est le pourquoi causal; mais il veut dire aussi «dans quel but», «en vue de quelle utilité», c’est le pourquoi final.
On s’imagine fréquemment que l’emploi du mot pourquoi dans cette seconde acception n’est pas légitime, parce qu’il impliquerait l’existence de causes finales, de volontés prévoyantes cachées sous les phénomènes, ou autres agents mystérieux incompatibles avec une science fondée sur le déterminisme. En réalité, cette crainte est chimérique. Considérer les phénomènes biologiques sous l’angle de la finalité, ce n’est pas les exclure du déterminisme; c’est simplement les considérer d’une façon synthétique. Dans un organisme, les divers processus sont dans une relation réciproque; ils sont adaptés à une fin unique, la conservation de l’individu. Un organisme est un corps instable conservant invariable son milieu intérieur par des artifices divers. Il n’y a vie que tant que ce résultat est atteint. La vie implique donc l’adaptation de certains moyens à une certaine fin. Maintenant, cette finalité implique-t-elle des causes finales plus ou moins mystérieuses? En aucune façon. Elle n’est qu’un résultat de causes déterminantes qui, agissant pendant de longues générations, ont fini par faire prendre à la causalité le masque de la finalité. C’est le mérite immortel de Darwin d’avoir montré comment cette finalité a pu sortir automatiquement d’un monde strictement déterminé, créée de toutes pièces par la sélection naturelle1.
1. - La première chose à se demander en face d’un phénomène se déroulant dans un organisme, c’est: «Ce phénomène a-t-il un pourquoi final, ou n’a-t-il qu’un pourquoi causal?». En d’autres termes: Ce phénomène est-il une condition de la vie (comme par exemple la mue des animaux) ou n’en est-il simplement qu’un effet contingent, accidentel, secondaire (comme par exemple la calvitie)? Ce phénomène est-il, oui ou non, une fonction?
2. - Mais un phénomène peut être utile à l’organisme d’une façon passive et d’une façon active. Ainsi la rigidité du squelette est utile à l’animal; cette rigidité est sans doute une fonction; mais c’est une fonction toute passive, qui s’exerce et remplit son but sans faire intervenir l’activité de l’animal ou de ses organes. On a cru pendant longtemps que la production de l’urine dans le rein résultait d’un simple filtrage; selon cette conception, l’excrétion urinaire serait certainement une fonction, puisque ce filtrage des éléments toxiques du sang est adapté à la conservation de l’organisme. Mais ce serait une fonction toute passive; l’activité de l’animal ni celle des cellules rénales ne serait pour rien dans ce processus. Or on a constaté que ces cellules jouaient un rôle, non seulement statique, pour ainsi dire, mais dynamique, actuel, dans cette sécrétion urinaire. D’après les théories modernes, l’excrétion urinaire est une fonction active.
3. - Lorsqu’on a déterminé le pourquoi final d’un phénomène organique, c’est-à-dire sa fonction, il reste encore à rechercher son pourquoi causal, à savoir quel est son mécanisme. Ce problème du mécanisme comprend lui-même plusieurs questions qu’on peut grouper sous trois chefs: 1. La question du mécanisme constitutif, c’est-à-dire celle de savoir en quoi consiste le phénomène même que l’on considère. — 2. La question du mécanisme causal ou déclencheur: comment ce phénomène a-t-il été déclenché? quels en sont les antécédents nécessaires? — 3. La question du mécanisme final, ou fonctionnel proprement dit, qui est celle de savoir comment ce phénomène est utile à la vie ou à l’organisme.
Prenons un exemple. Nous verrons que ces trois questions sont bien distinctes, et qu’à chacune d’elles correspond un problème spécial. Supposons qu’il faille rendre compte du mécanisme de la contraction de la pupille. Ce problème implique les trois suivants:
Nous pouvons maintenant revenir à notre question: Pourquoi dormons-nous? Ces remarques préliminaires, si élémentaires fussent-elles, étaient cependant nécessaires pour bien poser le problème du sommeil. Nous voyons que ce problème comprend les questions suivantes:
Ce n’est que lorsqu’on aura répondu à chacune de ces questions, et que les réponses faites seront en harmonie entre elles et s’accorderont avec les faits, que l’on possedera une théorie satisfaisante du sommeil.
II. - Coup d’œil historique.
Le problème du sommeil n’a que fort peu préoccupé les physiologistes. Ceux-ci ne paraissent l’avoir envisagé que d’un œil distrait. Ils ont proposé, il est vrai, un assez grand nombre d’hypothèses pour expliquer ce phénomène. Mais, lorsqu’on y regarde de près, on s’aperçoit qu’aucune de ces hypothèses explique rien, et qu’aucun effort a jamais été fait pour en tirer une explication qui se tienne. Si l’on n’a pas résolu le problème, cela provient surtout de ce qu’on n’a pas su le poser. On a cherché à déterminer quel est le mécanisme physiologique du sommeil; mais comme on ne s’était jamais demandé ce qu’est le sommeil, si oui ou non il a un rôle, on a passé sans les voir à côté de faits très importants et qui crèvent les yeux. Avant d’énumérer ces faits, jetons un coup d’œil très rapide sur les diverses théories proposées jusqu’ici2.
A) - Théories circulatoires. — Certains physiologistes ont constaté que le sommeil est accompagné d’une anémie cérébrale (Blumenbach, 1795; Donders, 1854; Kussmaul et Tenner; Durham; Hamond; Cl. Bernard; Franck, Tarchanoff, Salathé, Fleming; H. Owell, 1897; Lehmann, 1899). Mais d’autres savants ont au contraire observé pendant cet état une hypérémie de l’encéphale (Brown, 1860; Langlet et Kennedy; Mosso; Czerny, 1896). D’autres enfin n’ont pas trouvé de parallélisme constant entre la circulation cérébrale et le sommeil (Vulpian, Brown-Séquard; Richet, Mays, Hill, Cappie, Rummo et Ferranini, Makenzie). Brodmann (1902) a constaté que l’assoupissement est caractérisé par une notable et soudaine augmentation, le réveil par une diminution, du volume du cerveau.
B) - Théories neuro-dynamiques. — On peut subdiviser ces théories en 4 groupes:
C) - Théories chimiques. — Tandis que les hypothèses précédentes (à part une ou deux exceptions) n’envisageaient que le mécanisme constitutif du sommeil, sans s’expliquer sur les raisons pour lesquelles ce mécanisme est mis en branle, les théories chimiques font un effort beaucoup plus considérable pour saisir le pourquoi du sommeil: elles s’accordent toutes pour considérer le sommeil comme résultant de la fatigue ou de l’usure produite par l’activité de la veille.
Citons ici deux théories récentes. Celle de Devaux (Arch. gén. de méd., 1905), d’après laquelle le sommeil serait dû à l’osmose: lorsque des substances d’usure se fixent dans le cerveau en quantité anormale, elles soutirent aux capillaires cérébraux une certaine quantité d’eau, ce qui a pour effet de ralentir la circulation et par suite l’arrivage de l’oxygène.
Salmon (Sull’origine del sonno, 1905) regarde le sommeil comme étant dû à la sécrétion interne de l’hypophyse. Cette sécrétion interne aurait une action trophique et antitoxique sur le système nerveux.
III. - Critique de ces théories.
Aucune des hypothèses que nous venons de passer rapidement en revue ne satisfait aux conditions que nous avons posées plus haut.
Les théories circulatoires et neuro-dynamiques — outre qu’elles sont loin de reposer sur des faits physiologiques certains, — ont ce défaut commun de ne pas nous montrer que les phénomènes invoqués (anémie cérébrale, discontiguité des neurones, etc.) sont la cause plutôt que l’effet du sommeil. De plus, à supposer que ces processus soient bien la cause du sommeil, les hypothèses en question ne nous montrent pas pourquoi ces processus sont déclenchés. Enfin, elles sont contraires aux faits que nous énumérerons tout à l’heure.
Les théories chimiques bien qu’elles soient, comme je l’ai dit, plus compréhensives que les précédentes, ne constituent nullement une explication suffisante du sommeil. En effet, ainsi que je l’ai montré tout au long dans mon Esquisse d’une théorie biologique, elles tombent sous le coup des critiques suivantes:
IV. - Théorie biologique du sommeil.3
En somme, les hypothèses avancées jusqu’ici n’expliquent à peu près aucun des faits, et sont même en contradiction flagrante avec eux. Cela provient de ce qu’on s’est exclusivement préoccupé de déterminer le mécanisme constitutif du sommeil — ce qui est justement la partie la plus difficile du problème — au lieu de considérer ce phénomène dans son ensemble, comme doit être considéré, ainsi que je l’ai dit en débutant, tout phénomène biologique. Et puisqu’on a négligé de répondre aux trois questions qu’il suscite (v. plus haut, § I) essayons de le faire nous-même, en interrogeant les faits.
Le sommeil est assurément une fonction. Il n’est pas seulement un accident inévitable, le revers en quelque sorte de la vie de veille, mais il est utile comme tel à la vie. C’est, je crois, le plus évident de tous les faits. Qui ne dort pas meurt bientôt. Mais, comme d’autre part nous avons constaté que le sommeil n’est pas parallèle à l’épuisement, et qu’un individu qui dort peut, s’il est éveillé brusquement, se remettre à travailler, à agir, etc., nous arrivons à cette conclusion que, dans les circonstances normales, le sommeil précède l’épuisement. Cette constatation, qui est capitale, nous ouvre des horizons tout nouveaux. Si le sommeil précède l’épuisement, il n’en est pas un effet secondaire, un accident. Il est alors un processus autonome. Mais quel est le but de ce processus? pourquoi précède-t-il l’épuisement? Cette question n’offre aucune difficulté pour le biologiste qui connait la grande importance des phénomènes d’anticipation dans la conservation de la vie. Il est fort utile que les fonctions commencent à se déclencher avant que la conservation de l’individu ou de l’espèce soit réellement en danger: la pupille se contracte avant que le rayon lumineux ait brûlé la rétine, l’oiseau prépare son nid un certain temps avant la ponte, etc. — Si donc le sommeil précède l’épuisement, c’est assurément pour l’empêcher. C’est une fonction de défense. En frappant l’animal d’inertie, le sommeil l’empêche de parvenir au stade d’épuisement.
Cette fonction active est un instinct; c’est ce que prouve le fait que le sommeil peut être reculé par l’intérêt ou la volonté. Nous constatons que le sommeil ne survient pas lorsqu’il est dans l’intérêt de l’individu de ne pas dormir à ce moment là. Le sommeil, comme tous les instincts, est régi par la Loi de l’intérêt momentané, que j’ai formulée ainsi: «A chaque moment c’est l’instinct qui importe le plus qui prend le pas sur les autres», ou «A chaque instant un organisme agit suivant la ligne de son plus grand intérêt». — Il m’est impossible de m’arrêter ici sur la conception scientifique de l’instinct, et sur les caractères (globalité, souplesse, plasticité, possibilité de stimuli secondaires, etc.) qui le distinguent du simple réflexe4.
En résumé, le sommeil n’est pas un état purement négatif, passif, il n’est pas la conséquence d’un simple arrêt de fonctionnement; il est une fonction active, d’ordre réflexe, un instinct, qui a pour but cet arrêt de fonctionnement. Ce n’est pas parce que nous sommes intoxiqués ou épuisés que nous dormons, mais nous dormons pour ne pas l’être.
Quant à savoir sur quelles portions cérébrales agissent, en fin de compte, ces divers excitants, c’est ce que nous ignorons. Nous ne savons pas davantage s’il existe un centre plus ou moins localisé recueillant ces diverses impressions.
Psychologiquement le sommeil est — ceci n’est pas une hypothèse, mais une simple description — un état de désintérêt pour la situation présente, de distraction totale. L’individu qui dort ne s’adapte plus à ce qui l’entoure; ou du moins il ne dort qu’autant qu’il ne s’adapte plus. La mère ne dort pas pour son enfant malade couché auprès d’elle puisqu’elle entend ses moindres murmures. Le fait que les impressions monotones (c’est-à-dire qui ne réclament aucune adaptation) et les choses sans intérêt nous endorment, prouve aussi que le sommeil est cet état qui survient lorsque l’intérêt pour l’entourage n’est pas stimulé. — Lorsque les stimuli dont nous avons parlé agissent, ils suscitent ce désintérêt (à moins que l’intérêt provoqué par l’entourage ne soit plus fort que le désintérêt provoqué par les stimuli du sommeil, auquel cas l’animal restera éveillé, conformément à la Loi de l’intérêt momentané). Le sommeil consiste donc en une inhibition de la réactivité. Dans le sommeil, ce n’est pas la sensibilité qui est affaiblie, comme on l’a prétendu (si c’était le cas, le sommeil partiel ne serait plus possible), mais c’est la reactivité5. — Le sommeil survient par conséquent, soit lorsque l’entourage monotone ou ennuyeux n’exige aucune réaction, ce qui réalise la condition même du sommeil, — soit lorsque cette réactivité est suspendue par l’action de stimuli qui agissent en vertu de raisons biologiques, pour frapper l’animal d’inertie avant qu’il soit parvenu au stade d’épuisement. — Je n’insiste pas ici sur le côté physiologique de ce processus, que nous pouvons sans doute considérer comme rentrant dans les inhibitions actives.
Le sommeil doit restaurer tout d’abord par le fait même de l’inertie qu’il provoque. Cette inertie, en supprimant le travail musculaire, diminue l’usure des tissus et la production des substances ponogènes. Dans cet état, l’élimination de ces déchets est plus rapide que leur accumulation. Mais ce n’est pas tout, car nous savons que le sommeil restaure beaucoup plus qu’un simple repos, c’est-à-dire que la simple immobilité. Je suppose donc que le sommeil a une action restauratrice spécifique, qui proviendrait de ce que l’énergie nerveuse rendue disponible par le relâchement de la tension mentale, tension qui est indispensable à la fonction d’adaptation à la situation présente, est utilisée par l’organisme pour les besoins de la restauration, de la réassimilation, du trophisme des tissus. Dans le sommeil, la tension mentale serait remplacée par une tension végétative. Je reconnais que c’est là une pure hypothèse, mais cette hypothèse est légitime puisqu’elle rend compte de faits certains, sans contredire aucun des autres faits du sommeil, et au contraire en s’harmonisant avec eux. Elle rend compte aussi du grand besoin de dormir des enfants et des jeunes animaux: c’est comme si la croissance exigeait une tension végétative ne pouvant être exercée lorsque l’état de veille accapare l’énergie nerveuse pour l’adaptation mentale.
Salmon est le seul auteur, à ma connaissance, qui ait envisagé nettement cette action réparatrice du sommeil, et qui ait cherché à en donner une explication adéquate. Il suppose, comme on l’a dit plus haut, que la glande pituitaire sécrète une substance neutralisatrice des toxiques du sang. Cette substance serait en même temps somnifère, et c’est ce qui expliquerait que la neutralisation de ces toxiques soit accompagnée de sommeil. J’avais objecté à Salmon que son hypothèse était simplement une hypothèse de mécanisme, et qu’elle n’expliquait pas pourquoi le sommeil apparaissait à tel moment, et sous telles conditions, etc. A quoi Salmon m’a répondu6 que son hypothèse pouvait fort bien s’accorder avec ma théorie biologique: «les stimuli psychiques pourraient exciter ou déprimer la sécrétion pituitaire ainsi qu’ils modifient la sécrétion gastrique, testiculaire, salivaire etc.» — Je n’ai rien contre l’intervention d’une sécrétion interne pendant le sommeil. Mais il est évident que l’hypothèse d’une telle sécrétion n’explique pas tout; elle n’explique pas même le.... sommeil lui-même, c’est-à-dire l’inertie qui caractérise cet état. Dire que cette sécrétion pituitaire a aussi une «vertu dormitive», c’est résoudre la question par la question! Pourquoi a-t-elle aussi cette propriété hypnotique? C’est ce qu’on se demande. Et la théorie de Salmon n’y répond pas. Pourquoi la sécrétion neutralisatrice de l’hypophyse nécessiterait-elle, pour s’effectuer, un état de léthargie, tandis que toutes les autres sécrétions internes se font au cours de la veille elle-même, c’est ce qu’on ne comprend pas. Il est évident que si le sommeil n’est pas utile comme tel à l’animal, il serait bien préférable pour lui que la neutralisation de ses toxines se fît au fur et à mesure de leur formation7.
La théorie biologique que je viens de résumer, outre qu’elle rend compte de tous les faits — parmi lesquels il faudrait citer encore l’état mental du rêveur — a encore ce caractère, qui est le propre d’une bonne théorie, de suggérer des problèmes nouveaux. L’un de ces problèmes est celui de l’origine phylogénétique du sommeil. Quand et pourquoi le sommeil a-t-il apparu dans la race? J’ai essayé de montrer qu’on pouvait donner à cette question une solution — hypothétique, sans doute, mais rationnelle — en faisant dériver le sommeil de la fonction inhibitrice de défense qui joue un si grand rôle dans la lutte pour l’existence, chez les animaux.
Un autre problème est celui des relations entre le sommeil hibernal et le sommeil journalier. Notre conception biologique permet de faire dériver d’une façon très naturelle l’un de ces sommeils de l’autre.
Enfin, si l’on applique cette conception nouvelle à l’étude des phénomènes hystériques, on arrive à saisir en quoi ces phénomènes, sont semblables à ceux du sommeil, auxquels ils ont été souvent comparés. Il est inutile d’exposer ici ces considérations qui ont été développées dans mon Esquisse.
Je voudrais seulement, avant de terminer, appeler l’attention sur les travaux d’autres auteurs, qui ont proposé des théories analoques à la mienne, avant moi, ou simultanément, et dont les travaux m’étaient inconnus lorque j’ai publié les miens.
Le Dr. W. Nicati a publié, en 1896, dans le «Marseille médical» un court article (12 p.) sur Le Sommeil où cet état est nettement considéré comme une fonction, comme une activité, comme un réflexe. L’auteur énumère les agents de «l’excitation soporifique»: c’est la position horizontale, l’occlusion des paupières, la fixation du regard, etc. Le réveil «est la victoire de l’impression sur la résistance du nuage d’interférence». Ces vues, certainement nouvelles à l’époque où elles ont paru, sont malheureusement mal coordonnées entre elles; l’exposé manque de précision. La valeur biologique du sommeil, son pourquoi final n’est pas envisagé. La question n’a pas été traitée avec l’ampleur qu’elle mérite, et ces idées nouvelles, si justes soient-elles, ne sont pas soutenues par des arguments suffisants8.
Les années 1902 et 1903 ont vu paraître, d’une façon tout à fait indépendante, en Italie et en Hollande trois travaux relatifs à une conception biologique du sommeil; ce sont ceux de Brunelli, de Gorter, et de Bonservizi.
J’ai heureusement pu avoir connaissance des publications de Brunelli au moment où je rédigeais mon Esquisse, et j’ai profité largement de ses suggestions si originales et si fécondes relatives à l’origine du sommeil hibernal et du sommeil quotidien, que cet auteur considère l’un et l’autre comme des phénomènes d’adaptation, comme des moyens de défense9.
Le mémoire de Gorter10 ne m’a été connu que l’an dernier, grâce à Brunelli, qui le cite. En voici la substance: Gorter critique les théories diverses du sommeil, en invoquant quelques-uns des arguments dont nous nous sommes servi plus haut. Ce qui a frappé surtout Gorter, c’est le parallélisme existant entre le sommeil et le coucher du soleil. Il explique cette corrélation par «la cessation ou le décroissement des stimuli de l’entourage». «Les caractères particuliers du sommeil, le trouble des fonctions peuvent être expliqués d’une façon satisfaisante par la décroissance des stimuli occasionnée par le coucher du soleil. Beaucoup de fonctions de l’organisme vivant dépendent de la lumière solaire et lorsque celle-ci disparait, leur intensité diminue ou peut cesser complétement. L’assimilation des plantes, la recherche de la nourriture chez les animaux, la réception psychique des stimuli dépendent de la lumière solaire». Chez l’homme, il est vrai, le sommeil ne survient pas au coucher du soleil, mais c’est que l’homme a trouvé, dit Gorter, des moyens d’éclairage artificiel.
Si intéressante et nouvelle que soit cette hypothèse, qui présente certainement des avantages sur les plus anciennes, elle est bien incomplète, je veux dire qu’elle n’explique que bien peu de choses. L’angle sous lequel l’auteur voit le sommeil est singuliérement étroit. C’est un simple ralentissement de fonction produit par la diminution de la lumière. Mais le sommeil n’a-t-il donc pas une action restauratrice? Comment l’expliquer avec cette manière de voir? Et pourquoi l’enfant dort-il plus que le vieillard? etc. On pourrait multiplier les points d’interrogation. La théorie de Gorter est à peine une théorie biologique.
La théorie de Bonservizi est infiniment plus complète et plus profonde. Elle a paru en une petite brochure de 19 pages, que son auteur m’a adressée il y a quelques mois11. Ce travail remarquable semble avoir passé complétement inaperçu, même dans son pays d’origine (il n’est cité ni par Brunelli, pourtant si bien informé; ni par Salmon, ni par Gemelli). Je suis tout particulièrement heureux d’avoir l’occasion d’attirer sur lui l’attention, et de pouvoir le faire dans cette Revue italienne.
Bonservizi, après avoir critiqué très vivement la théorie de l’intoxication, porte son attention sur le sommeil saisonnier des larves, des plantes, et des animaux hibernants. Il n’a pas de peine à reconnaître dans cette léthargie un moyen de défense contre les rigueurs de la température; chez les larves, par exemple, la conscience non seulement ne servirait à rien, mais serait même dangereuse; car l’inertie est favorable à leur transformation. — C’est dans cette constatation relative au sommeil hibernal que Bonservizi aperçoit la solution de l’énigme du sommeil quotidien. «Si, dit-il, les faits nous montrent que le sommeil n’apparait chez beaucoup d’animaux et dans les plantes que pendant les périodes de leur existence dans lesquelles cette perte de la conscience est extrêmement utile à l’organisme, nous devons soupçonner quele sommeil journalier des animaux supérieurs est sujet à la meme loi...» — Le sommeil quotidien a délivré l’homme primitif de la souffrance qu’il eût subie pendant la nuit, en proie à tous les dangers. Ceci donne la clef de l’étroite corrélation entre le sommeil et la nuit que Bonservizi, comme Gorter, cherche avant tout à expliquer. Quant à savoir pourquoi le sommeil est si impérieux — puisqu’il n’est d’aucune utilité pour l’organisme même, d’après notre auteur — c’est ce qu’explique l’hérédité, qui a enraciné ce besoin dans la race humaine. Et Bonservizi termine par cette déclaration: «On ne dort pas parce qu’on est fatigué, mais on dort toutes les fois que cette perte de la conscience est utile à l’organisme».
Bonservizi est arrivé presque exactement à la conclusion à laquelle je suis parvenu de mon côté. Il est curieux de constater que j’ai suivi la voie exactement opposée à celle de mes distingués collègues italiens. Tandis que Brunelli et Bonservizi sont partis du sommeil hibernal, et, après en avoir donné la formule biologique, en ont déduit celle du sommeil quotidien, j’ai au contraire trouvé tout d’abord la signification du sommeil quotidien, et c’est par induction que j’ai passé à celle de la léthargie saisonnière. Si la diversité des voies suivies nous a conduits à un résultat analogue, cela déjà n’est-il pas un argument en faveur de la justesse de notre conception?
Prise dans le détail cependant, la théorie de Bonservizi ne me parait pas exempte de critique. Mon collègue de Mantoue va trop loin lorsqu’il refuse absolument à la fatigue, aux déchets du travail organique, de jouer le moindre rôle dans le besoin du sommeil. Il ne faut pas «jeter l’enfant avec le bain», et, parce qu’on a reconnu que ce n’est pas l’épuisement qui cause le sommeil, refuser à ce facteur d’en être une des condition prédisposantes. Car il est certain que, si l’animal ne dort pas, il meurt. — De même, l’action restauratrice du sommeil n’est pas clairement concevable pour le lecteur du Dr Bonservizi.
La théorie biologique du sommeil n’a pas été jusqu’ici sérieusement critiquée. Au contraire, elle a rencontré de chauds partisans. Gemelli s’y est entièrement rallié. A. Pictet12 a publié d’intéressantes observations montrant la nature active, positive, du sommeil tant hibernal que journalier des insectes et des larves. Tout récemment un médecin de Philadelphie, le Dr Camp, ayant rencontré un malade souffrant d’attaques de sommeil subites, mais ne présentant aucun autre symptôme pathologique, ni aucun signe d’auto-intoxication, déclare que l’étude de ce cas «l’amène par une autre route à la même conclusion que Ed. Claparède, à savoir que le sommeil n’est pas un état passif, mais une fonction positive, un instinct»13.
Il me semble qu’on peut considérer comme étant désormais placé sur son vrai terrain et en grande partie résolu ce problème que naguère encore le physiologiste Hill (Lancet, 1890) considérait comme ressortissant à la métaphysique, et que le physiologiste Hermann tenait pour une énigme loin d’être déchiffrée.
- Laboratoire de Psychologie, Genève.
Edouard Claparède
Note
- ↑ Ce n’est pas ici le lieu de montrer que le concept de finalité est strictement scientifique, et n’est qu’une façon de poser la question de l’adaptation. Voir notamment les excellents articles de Goblot sur La finalité sans intelligence dans la Rev. de Mét. et de morale juillet 1900, et dans la Rev. philos. de 1899 et de 1903.
- ↑ Pour plus de détails, voir mon Esquisse d’une théorie biologique du sommeil, p. 247 et suiv. Archives de Psychologie, tome IV, et publiée à part chez Kündig, Genève, 1905.
- ↑ Ed. Claparède — Théorie biologique du sommeil, Communication à la Soc. de Phys. et d’Hist. nat. de Genève, 4 février 1904 (Arch. des Sc. phys. et nat., mars 1904). — Biologische Theorie des Schlafes. Comm. au Congrès de psychologie à Giessen, avril 1904. (Bericht d. I. Kongress f. exp. Psychologie, Leipzig, p. 76). — Esquisse d’une théorie biologique du sommeil. Arch. de Psychol., IV.
- ↑ Voir sur cette question mon Esquisse déjà citée, p. 278 et suiv.
- ↑ Kronthal a récemment défendu une idée analogue à la Société berlinoise de Psychiatrie: le sommeil apparait, dit-il, lorsque les réflexes sont empêchés, lorsque les cellules ne réagissent plus. «Der Mensch müsse in Schlaf geraten, wenn die Reflexmöglichkeiten vermindert sind». (Centralblatt f. Nervenheilk., 15 Déc. 1906, p. 964).
- ↑ Salmon - L’origine du sommeil et l’hypophyse. Arch. de Psychol., IV, p. 159.
- ↑ Je n’entre pas ici dans la question de savoir si la sécrétion pituitaire a oui ou non les propriétés physiologiques que lui attribue Salmon. Son opinion a été critiquée par Gemelli (Su l’ipofisi delle marmotte durante il letargo, C. R. del R. Istituto Lomb. di sc. e lett., 1906, et Nuove osservazioni su l’ipofisi delle marmotte, Biologica, I). Ce dernier auteur admet bien que la sécrétion pituitaire a une fonction antitoxique, mais ayant constaté que l’hypohyse s’atrophie pendant le sommeil hibernal, il est arrivé à penser que sa sécrétion ne s’exerce pas pendant cette période. Le sommeil hibernal étant de même nature que le sommeil journalier, on ne saurait donc admettre que cette sécrétion cause le sommeil.
- ↑ V. aussi Nicati, La psychologie naturelle, Paris, 1898, p. 314-326.
- ↑ G. Brunelli - Fisiogenia del Letargo nei Mammiferi. Riv. ital. di Sc. nat., 1902. — Il letargo dei Mammiferi e il sonno dei Fakiri, ibid. 1903. - Sulla origine della letargia, Monit. zool. ital., 1906. — C’est dans le second de ces mémoires qu’il montre que le biologiste ne peut plus «appagarsi del sonno studiato entro l’angustia della cassa cranica».
- ↑ Gorter (de Leyde) - De oorsake van den slaap (The cause of sleep). Versl. v. d. Koninkl. Akad. van Wetensh. te Amsterdam, XII, déc. 1903, p. 148-153.
- ↑ Dott. F. Bonservizi - Sul Sonno. Mantova, 1903.
- ↑ A. Pictet - Observations sur le sommeil des insectes. Arch. de Psychol., III, 1904, p. 337.
- ↑ Camp - Morbid Sleepiness. Journ. of abnormal Psychology, II, mai 1907, p. 19.