[p. 251 modifica] point qu’ils ne se lisent pas, mais qu’ils se lisent peu: en ce genre un coup d’oeil jetté sur un ouvrage suffit aux maîtres pour le juger. Il n’en est pas de même en Littérature) et peut-être perdroient-ils à lire beaucoup: une tête pleine d’idées empruntées n’a plus de place pour les siennes propres, et trop de lecture peut étouffer le génie au lieu de l’aider. Si elle est plus nécessaire dans l’ètude des Belles-Lettres que dans celle de la Géométrie, la différence de leurs objets er des qualités qu’elles exigent, en est sans doute la cause. La Géométrie ne veut que découvrir des vérités, souvent difficiles à atteindre, mais faciles à reconnoître dès qu’on les a saisies; et elle ne demande pour cela qu’une justesse et une sagacité qui ne s’acquierent point. Si elle n’arrive pas précisément à son but, elle le manque entièrement; mais tout moyen lui est bon pour y arriver; et chaque esprit a le sien, qu’il est en droit de croire le meilleur: au contraire, le mérite principal de l’èloquence et de la Poësie, consiste à exprimer et à peindre; et les talens naturels absolument nécessaires pour y réussir, ont encore besoin d’être éclairés par l’ètude réfléchie des excellens modèles, et, pour ainsi dire, guidés par l’expérience de tous les siècles. Quand on a lu une fois un problême de Newton, on a vu tout, ou l’on n’a rien vu, parce que la vérité s’y montre nue et sans réserve; mais quand on a lu et relu une page de Virgile ou de Bossuet, il y reste encore cent choses à voir. Un bel esprit qui ne lit point, n’a pas moins à craindre de passer pour un écrivain ridicule, qu’un Géometre qui lit trop, de n’être jamais que médiocre. D’Alembert, Éloge de M. Jean Bernoulli.