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drait toujours ètre rempli; cependant tous les objets lui échap- pent, précisément parce qu’ils sont plus petits que sa capacité. Il exige mème de ses moindres actions, de ses paroles, de ses gestes, de ses mouvemens plus de gràce et de perfection qu’il n’est possible à l’homme d’atteindre. Aussi, ne pouvant jamais ètre content de soi-mème, ni cesser de s’examiner, et se défiant toujours de ses propres forces, il ne sait pas faire ce que font tous les autres. Qu’est-ce donc que le bonheur, mon cher ami? et si le bon- heur n’est pas, qu’est-ce donc que la vie? Je n’en sais rien; je vous aime, je vous aimerai toujours aussi tendrement, aussi for- tement que j’aimais autrefois ces doux objets que mon imagi- nation se plaisait à créer, ces rèves dans lesquels vous faites con- sister une partie de bonheur. En effet il n’appartient qu’à l’imagination de procurer à l’homme la seule espèce de bonheur positif dont il soit capable. C’est la véritable sagesse que de cher- cher ce bonheur dans l’idéal, cornine vous faites. Pour moi, je regrette le temps où il m’était permis de l’y chercher, et je vois avec une sort d’effroi que mon imagination devient stèrile, et me refuse tous les secours qu’elle me prètait autrefois. Cette lettre est déjà trop longue. Le plaisir de causer avec vous sur ces sujets sur lesquels vous vous expliquez avec tant de justesse et de profondeur, m’a fait oublier cette partie de votre lettre dans laquelle vous me demandez quels sont nos meil- leurs écrivains philosophes. Je tàcherai de répondre à cette que- stion dans un autre temps. A I’égard des théologiens, je ne sais presque si nous en avons, beaucoup moins si nous en avons qui soient excellens. J’ignore mème s’il peut y avoir de l’excellence dans ce genre. Votre ami, M. le Baron de Hert (je crois ne savoir pas écrire son nom), est-il revenu chez soi? comment se porte- t-il? Faites-lui mes complimens, et donnez-moi de ses nouvel- les, je vous prie. Le bon abbé Cancellieri s’amuse toujours à faire des livres et à les publier. Mon onde Antici va partir de Rome pour venir passer l’été à Recanati. Ma santé est bonne. Je vis ici comme dans un ermitage: mes livres et mes promena- des solitaires occupent tout mon temps. Ma vie est plus uni-