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la base de leurs archives. Même Fernand Braudel regarde les montagnes depuis la mer, observant ce qui des unes descend vers l’autre, hommes, marchandises, ressources, traditions.

Nous avons donc longtemps oublié ou négligé l’épaisseur de l’espace alpin, les Alpes vécues et donc proposant à notre attention leur propre histoire. Nous y sommes désormais plus sensibles:26 le changement de perspective, les Alpes regardées de l’intérieur et dans toute leur dimension, est en train de s’accomplir.

D’abord à travers l’étude des ressources qu’offre la montagne: exploitations de gisements métallifères, de salines; ressources humaines (émigration des Alpins); ressources rurales (élevage et ses dérivés); ressources énergétiques (bois, eau, électricité); implantations industrielles; tourisme. Puis à travers l’analyse des formes de vie communautaire, des techniques, de l’aménagement des territoires, de l’architecture, des créations ou interprétations artistiques, des ethnolangages (dialectologie), etc.


NE RASEZ PAS LES ALPES

Ces nouvelles orientations de la recherche et cette découverte, ou prise de conscience par les historiens des Alpes vécues et plus seulement traversées, ne sont-elles pas le produit d’un besoin récemment ressenti, et exprimé avec une vigueur croissante par les Alpins eux-mêmes, d’une identité qui leur soit propre? Leur besoin d’affirmer l’espace qu’ils habitent et auquel ils sont profondément attachés comme une grande région d’Europe, et comme telle libre d’assumer elle-même son propre destin. Au moins depuis le XVIe siècle, les Alpes étaient tombées dans une forme de dépendance du bas pays, des centres urbains. Elles veulent aujourd’hui s’en dégager, cesser d’être regardées comme un espace corvéable à merci par les Etats dont elles relèvent, et comme un vaste parc d’attractions touristiques offert sans précautions aux ébats des citadins d’en-bas. Les Alpes esquissent ainsi un projet d’ordre politique, au sens large. Et les nouvelles orientations de la recherche historique à leur sujet participent, qu’on le veuille ou non, à ce projet. En donnant aux Alpes un passé, elles leur confère identité et autonomie virtuelle.

Historiens des Alpes, nous devons être conscients de cette situation. Et je pense que nous pouvons l’accepter. Car notre ouvrage peut rendre d’éminents services. Il informe cette conscience alpine de son passé, lui évitant de se nourrir de mythes trompeurs. Mais dans l’accomplissement de cette responsabilité,

BERGIER: DES ALPES TRAVERSÉES AUX ALPES VÉCUES 19